Frères Soleil

En deux mots:
Martine revient tous les étés en Corse avec son fils Rémi. Des vacances qui sont aussi l’occasion pour son frère et pour ses neveux de lui rappeler qu’elle a fait le choix de quitter l’île, qu’elle a une dette envers eux. L’insouciance va bientôt laisser la place au drame.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

O Corse île d’amour

Dans un second roman qui sonne comme une déclaration de fidélité à son île, Cécilia Castelli s’éloigne des clichés pour nous offrir avec Frères Soleil un récit aussi sombre que lumineux, à l’image de la «vraie» Corse.

Beau roman sur les liens familiaux et les secrets de famille, Frères Soleil est d’abord un roman sur la Corse. On y retrouve tout à la fois la passion exacerbée du Colomba de Prosper Mérimée et la soif de vengeance de la nouvelle Vendetta de Maupassant. Comme si les sentiments devaient ici être à l’unisson du soleil, brûlants. Comme si les traditions devaient être ici immuables, inscrites à jamais dans les âmes des insulaires. Déroger à ces règles non-écrites revenant à faire acte de parjure.
C’est ce que l’on va reprocher à ceux qui décident de partir pour le continent. C’est la choix fait par Martine, partie à 19 ans avec l’aval de sa mère, mais contre celui de son père, provoquant ainsi une première faille dans la famille. Son mari n’étant pas corse, il sera lui aussi accueilli froidement et son fils Rémi, avec lequel elle revient tous les étés pour les vacances, devra lui aussi sentir que ses cousins Christophe et Baptiste ne le considèrent pas comme un des leurs, quand bien même il accepterait de se soumettre aux rites de passage imposés par ces cousins qu’il admire tant.
Pierre-Antoine, le frère de Martine, resté sur l’île avec sa femme Gabrielle, est lui aussi le «vrai» représentant e la famille, celui qui s’arroge le droit d’édicter et de faire respecter cette loi immuable, transmise de génération en génération, qui exclut tous ceux qui ne font pas partie du clan.
Pourtant tous les ans, c’est un même bonheur de retrouver l’île: «Ce n’était que le début de l’été. Et ils savaient que c’était vers chez eux qu’ils revenaient. Là où ils étaient vraiment heureux. La terre de leur bonheur sans limite. Un tout petit territoire caché derrière les rochers.» La lumière, les odeurs, le soleil, les jeux et les rires, la Méditerranée, ici bien différente de celle qui borde la Côte d’Azur. «Oh, elle aurait tant aimé que l’été dure l’éternité, que les enfants restent des enfants, que tous les matins soient semblables aux matins sur le terrain.»
Sauf qu’au fil du temps, les jeux des enfants vont devenir de moins en moins innocents, les secrets de famille de plus en plus lourds. Depuis ce grand-père assassiné, dont on se refuse à parler jusqu’au cadavre flottant au bord d’une crique et qu’on décide d’oublier, ce sont toutes les règles non-écrites – on soutient le coupable pour qu’il puisse échapper à la loi – qui conservent leur primauté sur le droit commun.
Cécilia Castelli montre ainsi, sans juger, combien l’emprise des traditions reste forte, combien les familles restent soumises à l’omerta, à ce code d’honneur et combien les étrangers auront de peine à être simplement accueillis sur l’île. Car l’autre est par essence différent, dangereux.
Restent les paysages et les parfums, ce chant d’amour à une terre que l’on ne peut quitter vraiment et qui vous ensorcèle par ses mystères et ses diableries, par ses secrets et sa beauté que le style rend admirablement.

Frères Soleil
Cécilia Castelli
Éditions Le Passage
Premier roman
280 p., 18 €
EAN 9782847424454
Paru le 19/08/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement du côté d’Ajaccio en Corse, mais également à Marseille, Toulon et Nice.

Quand?
L’action se situe de nos jours, avec des retours en arrière sur plusieurs générations.

Ce qu’en dit l’éditeur
Chaque été sur l’île, les deux frères retrouvent leur jeune cousin venu du continent. Ensemble, les enfants pêchent, jouent, chahutent. Rémi, le plus jeune des trois, est en admiration devant les deux grands. Il aimerait leur ressembler mais il n’est pas vraiment comme eux, il ne vit pas ici. De leur côté, les adultes profitent de l’insouciance de l’été. Sur le terrain familial, au bord de la mer, l’existence est plus douce. Au soleil, ils souhaitent effacer les anciennes cicatrices, celles dont on ne parle jamais, le meurtre du grand-père et l’enfant qui devait naître.
Leur histoire se mêle à celle des ancêtres. Dans la maison au figuier, figure tutélaire, il y a la vieille tante Maria. Signadora mystique, sorcière, guérisseuse qui perpétue les traditions immémoriales. Les enfants la redoutent, s’interrogent sur cette femme silencieuse et toujours en noir. Puis ils grandissent et pensent à d’autres jeux, aux feux de camp sur la plage avec les filles notamment.
Mais quand vient la fin de l’adolescence, que certains choix s’imposent même s’il semble impossible de quitter l’île, un nouveau drame se produit. Meurtre ou accident? Comme leurs parents avaient autrefois dissimulé les blessures, la nouvelle génération se retrouve à son tour confrontée à l’indicible.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Doubles marges, magazine de littératures et d’arts
Blog Mémo Émoi
Blog Domi C Lire
Blog Musanostra 
Blog Christlbouquine
Blog Le Capharnaüm éclairé 
Blog Livr’Escapades 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
La vallée du Taravo
Se souvenir des fougères. Des routes étroites et courbées. Du mal des transports les premières fois où l’on sillonne les terres arides du pays. Se souvenir de la main posée contre la vitre, de l’autoradio allumé. D’une chanson démodée. Vieillie. D’un air que l’on n’entend plus. Se souvenir des mèches de cheveux, des regards heureux. Presque une insouciance. Là-bas. Et puis, se souvenir d’elle. La Méditerranée. La mer cruelle où il se jette. Où il finit. Où tout commence. Pour remonter aux origines. Vers les montagnes. Juste en traversant la vallée. La magnifique plaine où il a fait son nid, où il ne se repose jamais.
Se souvenir de la peur puis de l’amour. Des rires solides et des nombreux silences. De la terre qui ne dit pas son nom, qui le crie, l’expulse. Telle une délivrance… De l’imprévisible fleuve, dévastateur à ses heures éphémères, l’hiver, lors des grandes crues infernales. Redouter sa sécheresse, son avarice, l’été. Avant de le remercier pour ce qu’il concède. Pour les accords passés avec les hommes. Les ponts, les canaux et les fabuleuses fontaines. Pour son eau qu’il offre sans jamais trahir. Sans jamais revenir en arrière. L’eau qui sauve le peuple. Comme un cadeau du ciel, un plaisir divin.
L’eau des oliviers. Des baignades de l’enfance.
Ne jamais oublier le soleil. Les difficultés à lui échapper. Ses brûlures, ses caresses.
Se souvenir, pour toujours, de la vallée du Taravo.
De ses ombres, de sa fraîcheur la nuit. Des tombes le long du chemin. Des âmes mortes jamais parties. De l’hostile terrain où rien ne pousse.
De l’appel sourd du maquis. Blessé, mélancolique et fier.

1
toute la beauté, rude et splendide,
de la roche, du soleil et de la mer.
(jouer dans le golfe du valinco.)

Rémi observe la bête dégoulinante suspendue aux branches du genévrier. Depuis longtemps, l’animal a perdu la bataille. Hors de son élément, il ne peut plus lutter. Ses tentacules mous et visqueux ne lui servent plus. Où s’accrocher ? Le retour à la mer est désormais impossible. La survie, inaccessible. Les hommes ont gagné.
Ils l’ont frappé, lui ont fait heurter les rochers pour attendrir sa chair trop ferme. Mais le jeu a débordé. Baptiste en a eu vite marre. Il a envoyé le poulpe dans les airs, suivant des yeux sa trajectoire sans savoir où cela allait le mener. Alors soudain, puissants, les rires ont éclaté. Les enfants joyeux ont applaudi. Ils ont ressenti l’impertinence glorieuse de leur geste. De la plaisanterie de Baptiste, toujours capable de tout bouleverser sans jamais craindre les conséquences.
Maintenant il faut désigner qui grimpe jusqu’à la branche. Le risque n’est pas très grand. Il suffit d’escalader le rocher, de s’accrocher au tronc, de bien se tenir puis de tendre la main. De toute façon, le danger n’existe pas. Ridicule frayeur. La bande des trois n’a jamais eu peur de rien. Ils sont redoutables.
Ils pourraient cependant le laisser là. Attendre que le soleil agisse. Cuise de lui-même la bestiole qui deviendrait sèche comme du bois. Mais ce serait tout gâcher. La chasse sous-marine n’est pas qu’un simple loisir. Elle sert aussi à se nourrir. Bientôt, au moment où l’on préparera le feu sur la plage, ils présenteront le trophée et chacun sera heureux de déguster du poulpe grillé ainsi que tout le reste de la pêche du jour.
Ils sont nés comme ça. Pieds nus sur les rochers, les cheveux au vent, la peau brunie par la chaleur. Et à l’âge où on ne devrait pas les quitter des yeux, ils vivent leur liberté avec une insolence qu’ils n’imaginent même pas.
Ils ont sept, neuf et onze ans. Quelques mois en plus et des poussières. Ils ont déjà tout appris de leur territoire.
Ils connaissent la faune et la flore, la vie marine, le nom des poissons sur le bout des doigts car avant d’arpenter les routes du pays, ils ont exploré les profondeurs, un masque et un fusil harpon à la main, à une belle époque où l’on ne se souciait guère des précautions, où les parents ne se doutaient de rien. Par laxisme, nonchalance ou confiance inébranlable en l’existence. L’époque formidable où tout allait bien. L’été fourni en durée illimitée. Le bonheur à portée de main.
Puisqu’il est le plus petit, Rémi est chargé de récupérer l’animal. « Va chercher, brave toutou », lui disent-ils… Ils ne sont pas toujours très tendres. Ils poursuivent le baptême de l’étranger, de celui qui ne vient que l’été. Hè chjucu cume un piulellu. Cui-cui. À cause de ses cheveux blonds, c’est le cousin petit poussin.
L’enfant ne s’inquiète pas des inimitiés. Il veut prouver qu’il est capable de résister. De subir l’affront, de tout endurer sans jamais broncher. Les acrobaties forcées dans les branches, la terre dans la bouche. Les fourmis dans le sandwich. Les jets d’urine sur ses cheveux fraîchement lavés. Les bousculades où les deux grands ne s’excusent pas…
Pourtant il ne doute pas.
Entre eux l’amour existe. Un lien familial insubmersible. Les frangins dissipés le protègent malgré tout. Ils ne lui veulent aucun mal. Ils tentent l’instruction, l’inclusion dans le clan. Le jeune Rémi qui n’est pas leur frère partage quelque chose qui leur appartient quelque part près des racines. Cet autre qui vient du continent a le droit de loger ici. Il connaît le secret de la terre et de la mer. Le coin perdu après les arbres.
L’initiation se poursuit jour après jour. Cette fois, c’est au tour de Christophe de jouer au maître d’école.
Pour achever le mollusque gluant, lui explique-t-il, la manœuvre n’est pas compliquée.
«Regarde, o chjucu ! Tu fourres tes doigts dedans, puis paf ! tu lui retournes la tête.»
La démonstration est faite en moins de deux, simple et efficace. Le geste est connu par cœur. Ils ont vu leur père, l’oncle Pierre-Antoine, le faire des dizaines de fois.
Rémi ne dit rien. Il se contente de tendre le seau pour recueillir le poulpe mort. Au fond plus rien ne bouge, plus rien ne vit. Masse informe qu’il faut maintenant ranger dans la glacière.
«Monte ça à ta mère, exige Christophe. Nous, on va à la petite plage.»
Ils ne commettront pas la même erreur. L’an passé, ils avaient laissé le seau sur les rochers quelques instants sans surveillance. À leur retour, plus rien. Le poisson avait disparu. Ils n’étaient pourtant pas partis longtemps. Il s’agissait d’une petite rascasse pêchée par Ornella. La jeune femme l’avait attrapée à la ligne un peu plus tôt vers le rocher aux murènes. Un coin qui donnait toujours.
Ce qui avait intéressé les garçons au départ – et c’est pour cette raison qu’ils avaient réclamé la rascasse à leur voisine –, ce n’était pas la taille de l’animal mais sa gueule étrange, déformée. À cause de cette malformation singulière, le poisson semblait tirer la tronche. Sans doute mécontent, s’étaient-ils moqués en l’apercevant gigotant au fond du seau, d’avoir mordu à l’hameçon. Tintacciu !
Amusée par leur remarque, Ornella avait cédé à la requête des enfants à l’unique condition qu’ils lui promettent de ne pas tarder à relâcher la rascasse car, leur avait-elle dit, il n’y avait rien à manger là-dedans, pas le moindre petit bout de chair à se mettre sous la dent. Il s’avérait donc inutile de la sacrifier pour rien, chacun ayant le droit de vivre, de grandir. Même les petits poissons pas très jolis… Cette dernière réflexion leur avait semblé totalement stupide. Les trois enfants n’avaient jamais rien entendu de tel. Pourquoi aurait-ce été un sacrifice inutile ? Un spécimen de cette taille aurait été idéal pour la pêche à la palangrotte. Un appât parfait pour attraper un denti ou un mérou énorme. Les filles n’y connaissaient rien.
Avant de leur passer le seau, la jeune femme avait pris soin de les prévenir. Il fallait, avait-elle dit aux gamins en levant son index pour appuyer ses propos, faire très attention aux piquants du poisson. Ne pas mettre les mains dessus. « Hein, les enfants ? »
Ils lui avaient répondu, vexés, qu’ils le savaient depuis longtemps. Que des rascasses, ils en avaient vu des tonnes et des tonnes. Mais toujours mortes, toujours remontées crevées dans des filets ou gesticulant au bout d’un trident. S’ils lui avaient demandé la bête encore vivante, c’était pour que Rémi puisse la voir nager. Pour se moquer aussi de sa gueule détraquée. Après quoi, elle retournerait dans l’eau bien sûr puisque c’était ce qu’elle voulait. En faisant évidemment gaffe de ne pas toucher au dard. À l’épine venimeuse dressée sur le dos.
Petite rascasse avait fait grand bruit.
Pendant un long moment, dès leur retour, ils avaient d’abord cherché près du seau. Peut-être la fugitive était-elle en train d’agoniser quelque part à l’air libre, ouvrant sa gueule et ses branchies, manquant d’oxygène après avoir atterri, on ne sait comment, sur les rochers. Ils avaient aussi inspecté la moindre flaque d’eau, le moindre trou, la moindre faille. Mais ne trouvant rien, ils avaient soudain aperçu le goéland.
Le coupable. L’affamé. Ces oiseaux-là bouffaient tout, n’importe quoi, n’importe comment. Poissons, bouts de pain, biscuits au chocolat… Ils en avaient même déjà vu un, une fois, s’en prendre à un oisillon dans un nid, hop, gobé vivant. Et Baptiste prétendait que le chien d’une fille de sa classe avait été tué de cette façon. Massacré par les coups de bec d’un goéland géant, furieux et dévastateur.
«Si, si ! Croix de bois, croix de fer. Si je mens, je vais en enfer.»
Alors durant d’interminables secondes, ils avaient regardé le ciel pour le défier. La bouche et les poings serrés, ressentant l’insupportable impuissance.
Des trois, Christophe avait été le plus embarrassé par la perte de la rascasse. Il n’en avait jamais parlé à quiconque mais depuis toujours, au moins depuis l’âge de six ans, il aimait en secret la douce Ornella, la fille de vingt ans. Elle était belle et elle le prenait souvent dans ses bras. Elle sentait bon et ses cheveux étaient longs. C’était un peu la grande sœur qu’il n’avait pas.
Elle venait passer ses vacances sur le terrain familial, tout comme eux. Dans une maisonnette ne payant pas de mine, située davantage dans les hauteurs à plus de vingt minutes à pied de la mer, ce qui paraissait pour le jeune garçon très loin. Son frère, son cousin et lui-même avaient la chance eux d’être juste au-dessus de la plage, seulement séparés du sable par un portail toujours ouvert.
Il n’avait pas voulu la contrarier. Lui avouer qu’il n’avait pas été à la hauteur. Par leur faute, le poisson auquel tenait tant Ornella n’avait pas survécu. Emporté dans les airs par le premier goéland de passage.
«On ne lui dira rien.
– Pourquoi? avait interrogé Rémi, bêtement.
– Parce que mon père dit toujours que les femmes sont trop sensibles.
– Elles ne font que pleurer, c’est ça?
– Voilà.»
Le mensonge aurait dû passer inaperçu. Qui aurait pu vérifier?
Ils étaient retournés voir la voisine en lui promettant, grands sourires, qu’ils avaient bien relâché la petite rascasse. Ornella s’était levée pour poser sa main sur la tête de Christophe, son préféré des trois.
«C’est bien, les enfants», avait-elle répondu d’un air lascif, regardant l’horizon comme pour y apercevoir l’animal au fond des flots.
Puis, sans rien ajouter, elle s’était allongée sur sa serviette pour profiter des derniers rayons de soleil de la fin d’après-midi.
Le gros chien au ventre pendouillant s’était approché de sa jeune maîtresse pour se coller à elle.
«Viens là, mon Pollux», avait dit Ornella sans se douter que, l’instant d’après, le labrador allait verser le contenu de son estomac juste à côté de ses pieds nus, dégueulassant sa serviette et ses sandales.
Avec fracas, le chien avait soudainement exposé en plein jour le mensonge des trois enfants.
Il était facile d’en deviner le contour verdâtre et acide. Celui du poisson avalé puis régurgité malgré les piquants, les pointes venimeuses.
Face à ces retrouvailles inattendues, les enfants étaient restés ébahis. Le mystère de la disparition de la rascasse venait d’être résolu grâce à Pollux. Le goéland, exempté de tout crime.
Néanmoins, l’histoire ne s’était pas arrêtée là.
Prise d’une irrépressible fureur, en moins d’une seconde, Ornella avait rassemblé ses affaires dans un sac pour aller d’un pas décidé prévenir les parents de ces trois garnements irresponsables.
«Bande de petits cons, maugréait-elle en chemin. Vous allez voir ce que vous allez voir!»
Pour faire bonne figure face à la colère justifiée de la jeune femme, le père de Baptiste et de Christophe avait sévèrement réprimandé ses deux fils.
«Ils ne recommenceront plus», promit Pierre-Antoine d’un ton assuré avec, pour démonstration faite de son autorité, un beau coup de pied au cul donné à chacun de ses enfants et des oreilles largement tirées. Quant à la mère du petit Rémi, elle lui avait prodigué en aparté derrière la cabane à outils une grande leçon qui n’en finissait plus, rappelant à l’insolent que dans la vie il ne fallait jamais mentir. On en payait toujours les conséquences.
«C’est grave, très grave, ce que vous avez fait, Rémi. As-tu compris?»
Oui, il avait compris. Le chien par leur faute aurait pu mourir. À Marmontagne, on était loin de tout, de la ville, des secours. Ce n’était même pas la peine d’envisager de trouver un vétérinaire dans les parages. Si Pollux avait fait une réaction allergique, Rémi et ses cousins auraient eu la mort d’un chien sur la conscience. Qu’auraient-ils dit à Ornella ? Cette fois, ils pouvaient s’estimer heureux que les choses n’aient pas tourné au vinaigre. À la prochaine bêtise, ils n’auraient pas cette chance. Pas forcément.
«As-tu compris, mon petit Rémi?» lui répétait-elle, les yeux exorbités.
L’enfant n’avait pas d’autre choix que de lui répondre oui.
De toute manière, qu’il eût compris ou pas, Rémi avait bien senti que cet incident avait particulièrement remué sa mère. Il ne l’avait jamais vue dans un état pareil. Mais c’était sans doute parce que les femmes étaient trop sensibles. La preuve : l’oncle Pierrot, lui, se fichait pas mal de ce qu’il s’était passé. Après le départ de la voisine, il avait avoué qu’il aurait aimé que le clébard crevât sur place, une bonne rascasse en travers de la gorge. Ça l’aurait arrangé.
Il en avait ras-le-bol de retrouver tous les matins ses merdes éparpillées partout sur la plage.
Ils se rendaient à Cupabia comme ils se rendaient au paradis, le cœur léger dans la petite Lada verte. Sortis à peine du ferry sur le port d’Ajaccio, ils traversaient rapidement la ville pour suivre le bord de mer. La station balnéaire de Porticcio et les grands toboggans aquatiques où Rémi rêvait d’aller. L’immense plage d’Agosta, plus loin, ouverte au large, où l’on apercevait, depuis la route, les familles, les serviettes multicolores et les baigneurs peu prudents s’avançant dans les hautes vagues, effrontés.
Ce n’était que le début de l’été. Et ils savaient que c’était vers chez eux qu’ils revenaient. Là où ils étaient vraiment heureux. La terre de leur bonheur sans limite. Un tout petit territoire caché derrière les rochers.
Entre la pointe de l’Isolella et celle de la Castagna, la route de Mare é Sole. La grande pinède au bord de l’eau longeant la plage d’Argent. Plage de sable blanc. Le bleu. Le vert des pins maritimes. Parfois des vaches et leurs veaux tranquillement allongés à l’ombre ou au soleil. Paisibles. Oisifs. Regardant sans bouger les pique-niqueurs du dimanche, les joueurs de pétanque ou les jeunes Ajacciens peaufinant leur bronzage.
Ils vivaient l’instant, chantants et frivoles. La mère et le fils réunis. Le volume de l’autoradio monté à fond. La même cassette. Toujours. Compilation de la route du bonheur. Et le tube d’Eddy Mitchell. Son whisky et ses prières du soir. Son pas de boogie woogie qu’ils adoraient entendre dès qu’ils venaient en Corse. C’est-à-dire chaque été.
Tel un rituel, il y avait la halte à la supérette d’Acqua Doria. Une courte pause durant le trajet pour se dégourdir les jambes, pour se rafraîchir un instant avec une limonade ou avec un Mister Freeze au coca parmi les motards étouffant de chaleur sous leurs lourdes tenues en cuir. Tous s’étaient arrêtés au bord de la route pour admirer la vue. L’incroyable panorama donnant sur le bleu infini de la Méditerranée.
Tandis qu’il croquait dans son bâton glacé qui lui faisait froid aux dents et au front, Rémi prenait à chaque fois le temps de caresser Guizmo, le chat du propriétaire, un magnifique norvégien qui ne se lassait pas de se faire remarquer en se frottant aux jambes des clients.
Mais la petite Lada redémarrait vite, laissant soudain le chat et les motards. Il ne restait plus qu’une vingtaine de minutes pour arriver à destination. Cette partie du trajet était sans doute la plus belle car la plus sauvage. On s’éloignait des habitations. On entrait dans le maquis, le cœur ballotté par les virages de plus en plus serrés. Le voilà donc, le retour au pays ! Marmontagne approche. La commune de Serra-di-Ferro où la mère de Rémi avait vu le jour trente ans plus tôt.
«Mon fils, disait-elle en s’allumant une première cigarette, respire ce doux parfum… Elle nous accueille ! C’est l’île entière qui nous parle.»
Rémi sortait sa tête du véhicule puis sa main droite pour la laisser s’agiter au vent. À chaque fois, il espérait percevoir le message murmuré par cette terre. Des mots qu’il comprendrait enfin. Mais l’odeur du tabac lui revenait inéluctablement à la figure et la vitesse lui emportait le bras. Il finissait donc par se rasseoir sur son siège, regardant droit devant lui pour ne pas vomir.
L’agitation et les virages le barbouillaient toujours un peu.
Avant de s’engager sur le chemin en terre de Pilosella, ils se taisaient tous les deux, non pas que mère et fils ne sachent plus quoi se dire mais l’arrivée se faisait toujours dans un silence solennel. Un panneau indiquait : « Voie sans issue, pas d’accès à la mer. » Eux savaient. Malgré l’avertissement, ils prenaient la direction du lieu secret, ne craignant nullement de s’avancer au milieu des nids-de-poule. Ils progressaient, concentrés et pensifs. Quelques mètres plus bas, la famille les attendait. L’oncle, la tante et les cousins déjà sur place depuis une semaine. Déjà immergés bien avant eux dans l’atmosphère merveilleuse et iodée de la baie de Cupabia.
En descendant de la voiture, la joie demeurait identique. Ils reconnaissaient l’écrin d’eau et de verdure où resplendissaient, dans le même majestueux mélange, les figuiers de Barbarie, les oliviers, les silènes et les euphorbes. Au loin leur faisant face apparaissait la tour génoise de Capanella, sentinelle solitaire. Et au milieu, la mer, tissu soyeux sur lequel glissaient quelques voiliers.
«C’est beau», répétait toujours Martine avant de se charger de récupérer les affaires dans le coffre. Ils ne pouvaient pas tout porter. Ils devaient revenir plus tard vers la voiture avec l’oncle Pierre-Antoine. Ils avaient emporté des draps, du linge pour tout l’été. Et des courses qu’ils avaient faites sur le continent. Rien de périssable : des pâtes, du riz, des céréales pour les enfants, des biscuits, des légumes et des raviolis en conserve. Pour le frais, les packs d’eau et de lait, ils avaient l’habitude de se ravitailler à Porto Pollo, petit village de pêcheurs situé derrière la pointe du même nom, juste en dessous de la commune de Serra-di-Ferro. La famille s’y rendait en Zodiac et c’était d’ailleurs pour les enfants une grande aventure, un instant où ils retrouvaient la civilisation, déambulant dans les rues en maillot de bain, torse nu et méduses colorées aux pieds, où ils rencontraient aussi d’autres gamins de leur âge avec qui ils partageaient des paroles plus ou moins amicales pendant leurs jeux sur la jetée du port en attendant le retour des adultes. Juste avant de repartir sur ce qu’ils appelaient « le tape-cul ». Le pneumatique sur lequel ils devaient se tenir aux cordes pour ne pas tomber tandis que l’oncle accélérait pour retourner au plus vite vers la petite crique de Marmontagne, loin des touristes et des magasins.
Ils avaient installé la tente où il dormirait avec sa mère à sa place habituelle, à gauche de la caravane, sous le grand chêne pour être protégés du soleil. Devant, ils avaient tendu une corde à linge entre deux arbres où séchaient des serviettes de plage, les slips de bain des cousins et ceux de l’oncle, les culottes en dentelle que tata Gabrielle lavait tous les jours à l’eau froide dans une bassine. Ici, l’épouse refusait toute convention. Les machines, les qu’en-dira-t-on, les mamans bien habillées à la sortie de l’école. Ici, elle ne se baignait qu’en culotte, les seins nus, la peau bronzée, les cheveux noirs au milieu du dos. Sentant le midi le monoï et la douceur de vivre. Enveloppée le soir d’un seul paréo, marchant pieds nus même sur la terre, sur les aiguilles de pin séchées, sur les petits cailloux s’introduisant entre les orteils. Elle marchait pieds nus tout le temps, du début de l’été à la fin du mois d’août. L’oncle Pierrot souriait de la voir si belle, si sage, si différente du reste de l’année. La mère de Rémi admirait aussi cette femme que les épreuves, les tristes aléas de la vie n’avaient pas entièrement réussi à abîmer, pas encore, pas de façon visible. Durant cette période, personne n’évoquait les drames passés. On les laissait entre les murs des habitations, au centre des villes. Les terreurs nocturnes, les cauchemars répétés, les douleurs puissantes tenant au corps. Effacés, éloignés. Juste de sombres réminiscences parfois lorsqu’il n’y avait plus de bruit, la nuit. Lorsque les oiseaux s’étaient tus, laissant place à la lune semant sa transparence. Alors à ce moment, en secret, sans le montrer, la tante Gabrielle repensait à ce qu’elle avait traversé depuis ce jour atroce où ils avaient menacé son père, depuis cette nuit où ils s’étaient introduits dans la maison de Castifao pour l’assassiner. Et ensuite ? Elle s’endormait, elle oubliait. Légère, elle se levait, réveillée par le rire de ses fils, de son neveu, déjà prêts tous les trois pour l’aventure au soleil, mus par une indescriptible joie, par l’envie de tout connaître, de tout découvrir, une curiosité propre à l’enfance certainement, à la jeunesse, à l’innocence – ­l’innocence qu’elle-même avait perdue, qu’elle ne connaîtrait peut-être plus. Elle les observait depuis le seuil de la caravane, à moitié dénudée, si fragile, et elle ne disait rien. Elle penchait seulement la tête sur le côté, à la fois triste et souriante. Elle ne savait pas. Mais parfois elle cherchait des réponses. Demain, qui deviendraient-ils ? La vie filait vite et l’on n’y pouvait rien…
Oh, elle aurait tant aimé que l’été dure l’éternité, que les enfants restent des enfants, que tous les matins soient semblables aux matins sur le terrain.
Plus de bouleversements, plus de chaussures, plus de contraintes. Plus de traces de boue sur le sol. Rien à nettoyer… Ces traces, elle ne pouvait les effacer. Les rangers des assassins. La terre sur le carrelage. Un soir de pluie. La marque de leur passage. La salissure.
Et le père mort sous les draps.
Souvent elle posait ses mains sur son ventre. Mais les enfants n’ont jamais compris. Incapables de mesurer la portée symbolique du geste. Ils n’y faisaient même pas attention. Lorsque le clan rival est venu abattre Antoine Poggioli de deux balles dans la tête, il était encore là, ancré à ses entrailles, si petit, accroché à la vie, donnant des coups de pied contre la paroi de son abdomen. Le fils qu’elle n’a pas connu, le fils jamais vivant, Gabrielle s’en souviendra jusqu’à son dernier souffle. La culpabilité ne la quitte pas. C’est son propre chagrin qui l’a tué. Sa peine immense qui a mis fin à l’existence du garçon, de celui qu’elle voulait appeler Arnaud.
Sept mois passés à le porter, à établir des projets, à avoir de grandes ambitions pour lui. À choisir la couleur de la tapisserie et du linge pour le berceau. Avant le sang entre ses jambes.
Bien sûr, Baptiste et Christophe étaient trop petits pour comprendre. Pour saisir l’importance du manque. Le frère tant promis n’est jamais venu. Maman pleurait et ils ne trouvaient aucun moyen de la consoler. Ils souriaient, réclamaient son attention, souvent ils se retrouvaient seuls auprès d’une mère survivant à son supplice.
Sur le seuil de la caravane, elle regardait le paysage. La brise légère jouant avec les feuilles des arbres.
Elle se demandait si ces instants avaient un sens. Si l’accal­mie après la tempête n’était qu’un répit accordé par le destin.
Sans s’attarder à saisir la vérité de ses questionnements, refusant même la réponse, elle partait alors dans la cabane à outils où se trouvait le réchaud pour préparer le café du matin.
Accroupi dans les buissons, les fesses à l’air, Rémi entend ses cousins s’éloigner de lui. Il leur avait pourtant demandé s’ils pouvaient l’attendre une minute ou deux, il n’en avait pas pour longtemps, mais ayant soudain très mal au ventre il devait se soulager, là, tout de suite. Sur le chemin menant à la grande plage.
Caca au grand air comme ils disent, ils en ont l’habitude. Sur le terrain de Marmontagne, il n’y a pas de toilettes, chacun urine là où il peut. Et s’il s’agit de la grosse commission, il faut aller dans un coin loin des lieux de passage puis prendre soin avant de partir de recouvrir par quelques branchages la crotte laissée afin d’éviter les mouches et les odeurs.

Extrait
« Imaginez cette femme en noir, bien en chair, la mamma. Elle était là à travailler dans une cabane de pêcheur juste en face des pontons. Une femme toujours en noir parce qu’elle n’a connu que des drames, des morts, des corps partout. C’est sa vie entière. Des tas d’enfants décédés dans des accidents étranges, sa fille tombant dans les escaliers et se brisant la nuque, un fils disparu très jeune empoisonné, un autre mort dans un accident de la route, deux autres tués par balles et seulement deux fils rescapés mais envoyés derrière les barreaux pour meurtres… C’est dingue, hein? Mais cela se passe ici, les filles, tout près de nous… Ce n’est pas une légende. Il n’y a pas plus réel que ce que je suis en train de vous raconter… Allez demander à tous les habitants que vous croiserez, tous connaissent la malédiction de la famille Rocco. »
Christophe se tait un instant. Il mesure l’effet de son discours sur les visages qui l’entourent. Son frère Baptiste connaît la chanson, Rémi l’écoute bouche bée, attentif à la moindre de ses paroles, et les filles Caroline et Juliana, qui passent leur premier été ensemble sur l’île, le dévorent des yeux. » p. 117

À propos de l’auteur
Frères SoleilCécilia Castelli © Photo DR

Cécilia Castelli est née et vit à Ajaccio. Avec Frères Soleil, elle nous livre un roman intense sur la force vénéneuse des secrets. Un roman d’enfance et d’égarement. Entre mer et montagne. Entre sublime et violence. (Source: Éditions Le Passage)

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