Dans l’esprit des Premières Lignes, j’ai envie de partager avec vous un autre rendez-vous hebdomadaire : celui de livres qui me tentent, et qui rejoindront (peut-être ?) bientôt ma PAL. Et ce n’est ni en fonction des sorties littéraires, ni des différents challenges ou prix : juste ceux qui me parlent au moment où ils me tombent sous la main…
Le sixième sommeil
de Bernard WERBER
– Vous dormez bien ?
La question surprend tant il semble impudique de parler d’un domaine aussi intime.
– Oui, vous, qui êtes en face de moi, ici et maintenant. Arrivez-vous à trouver facilement le sommeil et à vous réveiller en forme ?
En l’absence de réponse claire, Caroline Klein sourit, allume un cigarillo à filtre doré, souffle lentement quelques ronds de fumée puis déclare :
– Écoutez-moi bien. Nous passons un tiers de notre vie à dormir. Un tiers. Et un douzième à rêver. Pourtant, la plupart des gens s’en désintéressent. Le temps de sommeil n’est perçu que comme un temps de récupération. Les rêves sont presque systématiquement oubliés dès le réveil. Pour moi, ce qu’il se passe toutes les nuits sous les draps de chacun, dans la tiédeur moite de notre lit, est de l’ordre du mystère. Le monde du sommeil est le nouveau continent à explorer, un monde parallèle rempli de trésors qui méritent d’être exhumés et exploités. Un jour, à l’école, on enseignera aux enfants à bien dormir. Un jour, à l’université, on apprendra aux étudiants à rêver. Un jour, les songes deviendront des oeuvres d’art visibles par tous sur grand écran. Dès lors ce tiers de vie qu’on considérait à tort comme inutile sera enfin rentabiliser pour décupler toutes nos possibilités physiques et psychiques. Et, si j’arrive à le réaliser, mon « projet secret » devrait ouvrir une voie encore plus extraordinaire dans le monde du sommeil, une voie qui pourrait vraiment tout changer.
Un long silence suit. Une fois énoncée cette profession de foi, Caroline Klein tire plus fort sur son cigarillo et laisse un nuage de fumée gris clair légèrement bleutée s’échapper de ses lèvres brillantes. La volute gazeuse forme un huit vertical puis s’étire en un ruban de Möbius avant de se dissiper sous le plafond en contournant les lampes.
La scientifique secoue sa chevelure, satisfaite d’impressionner une fois de plus son fils, Jacques, âgé de 27 ans, et sa nouvelle fiancée, qu’elle rencontre pour la première fois et qui, si elle s’en souvient bien, se prénomme Charlotte.Les deux jeunes gens l’observent, fascinés par cette personnalité hors du commun.
À 59 ans, Caroline Klein est une femme blonde de forte corpulence, aux yeux noirs espiègles. Elle porte comme à son habitude une robe rouge et, autour du cou, un collier orné d’un motif rouge en forme d’arbre. Ses gestes respirent la force et la maîtrise. Sa voix est puissante.
– C’est quoi votre « projet secret » ? demande Charlotte.
Dans la villa moderne de Fontainebleau, qui appartient à la fiancée de son fils, les paroles résonnent. Caroline continue pourtant, imperturbable, comme si elle n’avait pas entendu la question.
– La plupart des gens souffrent durant la nuit, ils dorment sur de mauvais matelas, ils ont des apnées du sommeil et des insomnies, ils sont toujours fatigués, ils se lèvent avec des courbatures. Selon les dernières études, soixante pour cent reconnaissent mal dormir. Quarante pour cet consomment régulièrement des somnifères. Vingt pour cent ont des problèmes chroniques de sommeil. Cela provoque des troubles du système immunitaire, des maladies cardiovasculaires, des tendances suicidaires, et cela favorise aussi l’obésité. Des couples divorcent parce qu’il y en a un qui ronfle ou a le sommeil agité. Combien de drames, accidents de voiture, échecs scolaires ou professionnels sont dus, simplement à… de mauvaises nuits.
Jacques sert du vin, ce que sa mère prend pour un encouragement à poursuivre son exposé :
– Napoléon prétendait dormir peu, en fait il était insomniaque. C’est probablement pour cela qu’il était très susceptible, piquait des colères et a envahi autant de pays voisins. Parmi les mauvais dormeurs célèbres, on pourrait aussi citer : Vincent Van Gogh, Isaac Newton, Thomas Edison, Marilyn Monroe, Shakespeare, Margaret Thatcher. Tous insomniaques.
– Cela les a pourtant bien inspirés. Du moins pour Newton ou Shakespeare, remarque Charlotte.
– Mais ils étaient malheureux. Et pour ces quelques cas où les nuits blanches ont été occupées à créer (forcément pour ne pas devenir déments), combien d’anonymes non créateurs sont restés simplement immobiles, atterrés, désespérés, à regarder sur leur réveil le temps qui passe en espérant une seule chose… s’endormir normalement ?
– L’insomnie est une punition injuste.
– Non, au contraire, c’est un domaine dans lequel nous sommes tous égaux. Face au sommeil, les riches et les pauvres, les gagnants et les perdants, les beaux et les laids, les Occidentaux et les Orientaux, les mariés et les célibataires sont sur le même oreiller récalcitrant.
Caroline Klein ménage ses effets en marquant un temps de silence.
– Croyez-moi, le sommeil mal géré est l’une des pires calamités de ce siècle et, pourtant, il est rare que ce thème soit ne serait-ce qu’évoqué. La seule solution qu’on ait trouvée à ce jour, c’est l’ingurgitation de somnifères, c’est-à-dire que l’on fait taire les symptômes plutôt que de soigner la cause. mais les somnifères actuels, composés pour la plupart de benzodiazépines, ont des effets secondaires terribles : 1) ils éliminent les rêves ; 2) ils créent une accoutumance ; 3) depuis peu on les soupçonne d’augmenter les risques d’avoir la maladie d’Alzheimer.
– Et c’est quoi votre « projet secret » ? insiste Charlotte.
Caroline Klein est amusée de remarquer que Charlotte lui ressemble. Mêmes cheveux blonds, mêmes yeux noirs, même silhouette un peu large. Elle se dit que son fils, en se liant avec cette jeune femme, lui montre qu’il est au final inconsciemment amoureux… de sa propre mère. L’idée la fait sourire et provoque ce tic à peine perceptible qu’elle a de secouer ses cheveux blonds.
Elle écrase son cigarillo d’un geste sec.– Nous nous rencontrons pour la première fois, mademoiselle, permettez-moi de garder intacte une part de mystère que nous aurons plus de plaisir à explorer lors de nos prochaines entrevues. Surtout que vous n’êtes pas sans ignorer ce qu’il s’est passez d’assez traumatisant aujourd’hui et que, du coup… enfin… si nous passions à table ?
Résumé :
A 28 ans, Jacques Klein rencontre dans son sommeil l’homme qu’il sera 20 ans plus tard grâce à une machine permettant le voyage dans le temps via les rêves inventée par le Jacques de 48 ans. Celui-ci le guide pour retrouver sa mère disparue en Malaisie. Arrivé chez les Senoi, un peuple qui maîtrise le rêve lucide, il tente d’apprendre à atteindre le sixième sommeil, le stade de tous les possibles.
416 pages – Albin Michel – Broché – Kindle – 09/2015
Vous aussi ça vous tente ?
Dans tous les cas, bon week-end et… bonne lecture !