Dans l’esprit des Premières Lignes, j’ai envie de partager avec vous un autre rendez-vous hebdomadaire : celui de livres qui me tentent, et qui rejoindront (peut-être ?) bientôt ma PAL. Et ce n’est ni en fonction des sorties littéraires, ni des différents challenges ou prix : juste ceux qui me parlent au moment où ils me tombent sous la main…
L’étrangère
de Valérie TORANIAN
La mère de mon père a une énorme poitrine. Je supplie Dieu en secret de ne jamais avoir la même. Lorsqu’elle me presse contre elle pour un baiser, je sens l’encombrante présence de ses seins, mélange désarçonnant de dur et de mou, comme tout ce qui concerne ma grand-mère, de son âme à ses doigts de pied. Elle a le teint clair. Sa peau est étonnamment peu ridée pour son âge, à l’exception d’un sillon très prononcé des ailes du nez jusqu’à la commissure des lèvres, qui contient l’avancée des joues molles. Ses paupières épuisées tombent en pli sur ses yeux, masquant à demi sa pupille sombre. Elle a les cheveux frisés, plaqués en arrière par des peignes pour dégager son front.
Sur les photos de famille, elle se tient raide, l’air distant, presque froid. J’ai longtemps mis cette expression sur le compte d’une timidité face à l’objectif, mais il n’en est rien. Elle pose en femme respectable. Chacun doit comprendre qu’aucun des drames de sa vie n’a eu raison de ses bonnes manières, héritage de sa mère et de l’éducation stricte donnée aux filles. Sous la chair ronde, un corset de convenances articule son corps dans une vigilance permanente.Dans mon regard de petite fille, ma grand-mère n’est pas belle. En tout cas pas selon les critères en vigueur dans mon enfance et dans mon cénacle féminin, où ma mère règne en longue liane blonde aux yeux bleus. Mais je sais que je suis de cette souche. Je suis de la lignée des boucles drues, des yeux sombres et des paupières qui tombent. Je ne m’y résous d’abord pas de gaieté de coeur. Face à l’arbitraire génétique qui m’a spoliée de mon héritage maternel, j’émets des messages de protestation. Mes cahiers de brouillon sont barbouillés de petites filles modèles à la frange blonde et raide au-dessus de grands yeux bleus, offrandes amoureuses déposée au pied de l’autel maternel pour prouver ma bonne foi et mon indignation devant l’invasion des gènes étrangers. Mais il est trop tard. Sous mes yeux impuissants se trame déjà le Yalta de la famille, qui divise nos rangs en deux camps.
Du côté de ma mère, ma soeur aînée, dont je suis persuadée qu’elle est sa fille préférée (ses cheveux sont admirablement lisses). Du côté de mon père et de ma grand-mère, le camp des bouclés. Mon camp. Du côté de ma mère et de mon père, en double rattachement, mon frère, qui arrive enfin, Dieu soit loué, après deux filles. Non content de créer l’unanimité par le seul génie de son sexe, mon frère a en plus l’avantage écrasant dans le rapport de forces d’être couronné de cheveux blonds et raides. À tel point que mon père suggérera à ma mère d’éclaircir davantage les siens pour être en « conformité » avec son fils.
Je m’incline sans protester. J’ai compris qu’il sera le petit prince de mes parents et bien sûr de ma grand-mère, idolâtre tout orientale de l’héritier mâle de la famille.
Je me range dans le camp des bouclés par dépit, mais je reconnais qu’il a du panache. C’est celui de la puissance dominante, du maître de maison. Le camp des bouclés ne m’appelle pas Valérie mais Astrig, mon deuxième prénom, qui signifie en arménien petite étoile. Puisqu’il faut briller, je me lance. L’objectif est séduire mon père, figure sévère et crainte. J’occupe le terrain comique, j’invente des personnages, des langages, je suis en représentation permanente.
Avantage collatéral, ma mère s’amuse de mes improvisations et je sens ma cote de popularité grimper (peut-être va-t-elle se rendre compte de sa méprise et procéder à un échange de chouchoutes avec mon père…).
J’étends sans réserve et sans discussion possible mon autorité d’aînée et de chef des divertissements sur mon frère. Le prendre sous ma coupe, c’est me venger subtilement de son leadership de roitelet et c’est aussi m’assurer les bonnes grâces de tous ceux qui n’ont que dévotion pour lui et qui me regardent attendris dès que je le fais rire. Mon frère est mon premier public, il glousse à mes bêtises et finira par devenir, au fil des années, mon associé à part entière dans mes forfaitures diverses qui occupent nos longs après-midi de désoeuvrement.
La fonction de pitre que je m’assigne n’a pas comme unique but d’attendrir mon père. Elle est aussi ma réponse aux tensions palpables qui règnent dans la maison.
Leurs origines sont complexes. Je ne saisis pas encore leurs articulations ni leurs enjeux, mais ma grand-mère y joue un rôle important. J’attendrai longtemps avant d’avoir accès à des bribes de son histoire, mais peu importe, je perçois son aura dramatique aussi sûrement que l’odeur d’oignons de sa cuisine et, bien sûr, son étrangeté et ses bizarreries épaississent le mystère.Elle est arménienne et tout ce qui est arménien procède du tragique, du schisme culturel avec ma mère, et de l’imprononçable (bien avant que j’appréhende l’indicible) d’une langue dont l’alphabet, inventé par un moine sadique du Ve siècle, décline pas moins de quatre façons de rouler les r, deux manières de dire le d, le p et le q.
Ma grand-mère est une « rescapée du génocide ». Ces trois mots la définissent, la contiennent et l’isolent du reste de l’espèce. Son drame se confond avec elle : c’est une identité et une fin en soi. À mes camarades j’explique d’un ton grave que ma grand-mère « a perdu toute sa famille, massacrée par les Turcs, alors qu’elle était très jeune, c’était horrible, elle a beaucoup souffert ».
Je ne sais rien d’autre. À l’image de son corps massif, son passé est une citadelle imprenable. Oser lui demander les détails me semble inimaginable et cruel.La faire parler est d’autant plus voué à l’échec que, hormis la pesanteur du tabou, nous ne nous comprenons pas. Jusqu’à la fin de sa vie, ma grand-mère ne parlera qu’arménien, et les quelques phrases rudimentaires qu’elle prononce en français tiennent de la survie élémentaire (acheter son pain, récupérer sa pension de retraitée à la poste) ou du désir d’entrer en relation avec ses petits-enfants dans un puzzle franco-arménien abrégé que nous sommes très peu à comprendre.
Pas de livres d’enfants lus avant de s’endormir, pas d’échanges anodins sur sa santé ou le temps qu’il fait. Pas de « C’était comment quand tu étais petite fille ? »
Mon apprentissage de l’arménien n’ayant donné de résultats convaincants qu’à l’adolescence, notre relation va se nourrir non par les mots, mais par la bouche. Ma grand-mère investit mon palais.
L’entreprise est facilitée par un détail géographique important. À partir de la fin des années soixante, elle s’installe dans l’appartement au-dessus de celui de mes parents, dans le Xe arrondissement de Paris. Mon père impose à sa femme un régime de cohabitation avec sa belle-mère, rendu acceptable par le fait que les deux appartements ne communiquent pas et que ma grand-mère ne partage pas nos repas, sauf celui du dimanche midi.
Résumé :
« Elle tricote. Je sors mon carnet. Raconte-moi précisément ce qui s’est passé dans les convois… Plus tard… Je rêve de recueillir cette histoire qui est aussi la mienne et elle s’y oppose comme une gamine butée. Quand plus tard ? Quand tu auras eu ton bébé ». Aravni garde farouchement le silence sur son passé. Sa petite-fille, Valérie, aimerait pourtant qu’elle lui raconte son histoire, l’Arménie, Alep, Constantinople et Marseille. Dans ce récit qui traverse le siècle, elle écrit le roman de la vie, ou plutôt des vies d’Aravni : de la toute jeune fille fuyant le génocide arménien en 1915 jusqu’à la grand-mère aussi aimante qu’intransigeante qu’elle est devenue, elle donne à son existence percutée par l’Histoire une dimension universelle et rend hommage à cette grand-mère « étrangère » de la plus belle façon qui soit.
237 pages – Flammarion – Broché – Kindle – 05/2015
Vous aussi ça vous tente ?
Dans tous les cas, bon week-end et… bonne lecture !