Une double page de "Be my Quarantine". (c) Helvetiq.
Le confinement du printemps a donné des ailes à ceux qui se croyaient écrivains. On s'en rappelle. Egalement aux écrivains qui se voyaient philosophes. On s'en rappelle aussi. La maison de campagne, le tapis de yoga, le pain au levain et les cookies, les apéros sur écran, tout nous a été infligé jusqu'à plus soif. Heureusement, il y a eu des résistants. Parmi eux, Iegor Gran et David Dufresne. Ainsi que, dans une dimension différente, plastique, le photographe suisse Marco Stevic. Trois ouvrages à se procurer d'urgence, à l'heure où se dessine de plus en plus précisément un deuxième confinement.
Si Iegor Gran nous enchante par son mauvais esprit salutaire - son passage sur les affichettes "masque" et "se laver les mains" est un pur régal -, son coup de gueule a aussi l'immense mérite de dézinguer cette empathie exhibitionniste qu'il est bon ton de pratiquer. L'écrivain décortique le sens des mots, applaudir par exemple, qui signifie marquer sa joie, son approbation. Quel spectacle applaudissait-on à 20 heures, demande-t-il? Le décompte quotidien des morts sur les ondes à 19h30? Les vivants, souvent réduits à l'état de zombies? Personnellement, c'était l'heure où mon jardin réclamait d'être arrosé (pompe à moteur mais eau de citerne).
Iegor Gran a vécu le confinement. Deux mois qui lui sont mal passés et qu'il nous rappelle via sa grille d'analyse. La maladie, la vieillesse, la mort, la soi-disant empathie, la peur, l'appel à la délation, la médecine éberluée, l'hôpital dépassé, la culture anéantie, la précarité économique inaperçue mais galopante,.. Sa façon d'écrire est lumineuse, ses commentaires mordants et d'autant plus éclairants sur ce qu'on n'a pas vu, ou pas voulu voir, sur ce qui a été caché, sur ce qui a fait de nous des êtres obéissants.
Si l'auteur de "L'écologie en bas de chez moi" (P.O.L., 2011) épingle la gestion française de la crise, son texte se lit évidemment ailleurs aussi, les mesures ayant été semblables et la "vox casseroli" s'étant aussi fait entendre ailleurs. Il s'emporte devant les soumissions, les décisions, les certitudes, les matchs experts-politiques, et nous emporte au fil de sa plume acérée en plus d'être tellement drôle. "Pour ne pas devenir comme l'Italie", écrit-il, "on a fait comme l'Italie." Il s'indigne devant l'oubli auquel ont été condamnés les livres. "Pour la première fois depuis Gutenberg, on a dit: le livre est superflu." Et il n'oublie pas d'incriminer les médias qui "ont battu le tocsin de la peur". Par son esprit de résistance et son ton si particulier, Iegor Gran nous sauve de la morosité.
Pour lire en ligne le début de "Ces casseroles qui applaudissent aux fenêtres", c'est ici.
Les 57 jours du confinement en France
Le Parisien notait également ce qu'il voyait ou ne voyait plus, entendait ou n'entendait plus de sa fenêtre, ou lors de ses rares sorties, muni de son attestation dérogatoire dûment complétée. Il inscrivait encore ses veilles sur Twitter (allô, place Beauvau, qui a donné le livre "Dernière sommation" (lire ici), c'est lui) à propos des violences policières et des gilets jaunes, ses échanges par téléphone avec ses enfants et ses amis. Ses lectures et ses films. Ses rencontres avec le petit voisin du balcon d'en face et d'autres voisins. Aucun exhibitionnisme mais un journal incarné qui a vite trouvé son ton et est devenu pour des milliers d'internautes un rendez-vous quotidien. Une petite fenêtre dans un long tunnel fait d'empêchements et d'interdictions. Au dixième jour du confinement français, j'écrivais à David Dufresne: "Merci pour ce journal que je lis chaque jour, confinée à Bruxelles. Cela me donne d'autres nouvelles, plus proches de la réalité, de la France confinée. J'admire votre résistance."
David Dufresne a heureusement fait une lecture personnelle et politique de ces deux mois inédits, extrêmement documentée, et a constamment appelé à ne pas baisser la garde face aux attaques contre les libertés collectives et individuelles.
Contre-plongées en séries à Lausanne
Marko Stevic. (c) Helvetiq.
Au début, on tourne les pages et on savoure les images. Tous ces gens souriants. Et puis, on se rend compte que la plupart des photos sont en contre-plongée. Les sujets photographiés sourient mais d'en haut. Tilt! Mais oui, c'est bien sûr, c'était le confinement, plus précisément le semi-confinement en Suisse. Du coup, "Be my Quarantine" donne un aspect joyeux, positif même à cette période étrange.
Marko Stevic. (c) Helvetiq.
Si le livre est né de l'idée de documenter cette période, Marko Stevic a vite spécifié ses choix: "J'ai pris quelques clichés des rues vidées de leurs habitants", écrit-il. "Mais finalement, ça me faisait penser à un dimanche et Lausanne désertée était bien moins impressionnante qu'une mégalopole chinoise. Je suis alors passé sous les fenêtres et balcons de quelques amis pour discuter et je les ai photographiés depuis le trottoir. La série a démarré comme ça, sans préméditation."
Marko Stevic. (c) Helvetiq.
Le confinement a réveillé l'envie de créer du photographe qui a demandé à ses sujets, consentants, de poser pour lui, qui a chaque fois essayé d'avoir le maximum de personnes aux fenêtres d'un bâtiment. "J'ai toujours aimé photographié les gens dans leur cadre", ajoute celui dont la grand-mère vit dans un bloc soviétique à Belgrade. L'architecture des immeubles lausannois donne un très bel aspect graphique aux clichés. Surtout quand les photos sont agencées en séries, procédé que permet la photographie et que Marko Stevic pratique avec un immense talent.
Œuvre de création autant que marque documentée d'un moment, le moyen format bien épais qu'est "Be my Quarantine" célèbre la vie, même la vie à distance, même la vie au balcon. Il y a une vraie jubilation, doublée d'un immense plaisir esthétique, à découvrir et rencontrer ces gens perchés et à les voir sourire, rire, vivre malgré les mesures sanitaires.
Marko Stevic. (c) Helvetiq.