Rainer Maria RILKE

Comment résumerais-je de quelques phrases, à la fois bien téméraires de ma part et bien trop lapidaires, la pensée de Rilke qui sous-tend toute son œuvre et dont l' Ange des Elégies de Duino en est la probable quintessence ? Il n'y a pas de frontière entre le réel et l'irréel, ni entre le visible et l'invisible dont le plus haut degré, le plus haut garant de cet invisible est l'Ange des Elégies ( qui n'a rien à voir avec celui de la Bible ... ), ni entre l'intériorité du monde invisible ( Weltinnenraum) et l'espace du monde extérieur ( das Offene). Ce qui est aujourd'hui n'est déjà plus. Il faut donc vivre avec le plus d'intensité et de joie possible les moments que nous croyons présents car ils sont déjà engloutis dans la mort et le néant : Il faut devancer tout adieu, être vivant en tant qu'Orphée et être mort en tant qu'Eurydice ... ( Sonnets à Orphée ).

Brève biographie

Né à Prague ( Autriche-Hongrie à l'époque ) en 1875 - mort d'une leucémie à Glion - Montreux ( Suisse ) en 1926. Journaliste à ses débuts, il écrit très tôt des poèmes et des nouvelles. Baccalauréat à Prague. Etudes d'Histoire de l'art et de littérature puis de philosophie en 1896 à Munich.

A 22 ans, il rencontre Lou Andréas Salomé, née à Saint Petersbourg, elle a 37 ans. Leur amour, puis leur très profonde amitié, dureront toute leur vie. Elle a connu Nietzsche à 20 ans et sera la disciple de Freud une vingtaine d'années plus tard. Dans son Regard sur la vie, elle écrira de Rilke : " Je fus ta femme pendant des années parce que tu fus la première réalité où l'homme et le corps sont indiscernables l'un de l'autre, fait incontestable de la vie même ", et Rilke, qui considérait pourtant qu'il n'y a pas de frontière entre le réel et l'irréel, lui aurait dit : " Toi seule est réelle ".

En 1901, il épouse Clara Westhoff, sculptrice ancienne élève de Rodin et dont il aura une fille : Ruth. Ils séjournent à Rome. Il part en Suède, revient à Paris, devient le secrétaire de Rodin, écrit " Sur Rodin " puis le quitte, angoissé, déprimé, face à la misère et à la solitude dans la multitude. Il voyage dans toute l'Europe et jusqu'en Egypte. De 1903 à 1908, il rédige les Lettres à un jeune poète et écrit ensuite l'un de ses chefs d'œuvre, véritable tout premier roman moderne de langue allemande : " Les Cahiers de Malte Laurids Brigge " dont le jeune personnage de l'histoire ressemble étonnamment à Rilke lui-même et parle d'une certaine manière pour lui. Il abandonne ensuite la prose pour la poésie qui restitue mieux les méandres de l'âme humaine et fuit de plus en plus les contacts et les responsabilités matérielles. La guerre éclate en 1914. Il ne peut quitter Munich pour Paris. Très brièvement enthousiaste de l'Allemagne, il déchante rapidement. Il rencontre Lou-Albert-Lazard, peintre franco-allemande née à Metz, avec laquelle il a une liaison tumultueuse à Munich et à Vienne. Mobilisé en 1916, il revient très vite à la vie civile. Il s'installe en Suisse en 1919, écrit des recueils de poésies en français, y retrouve Baladine Klossowska , ex-femme d'Erich Klossowski. Elle a 11 ans de moins que Rilke et son fils sera le futur peintre Balthus. En 1921, l'industriel suisse W. Rheinhart fait don à Rilke de la Tour isolée de Muzot. Baladine l'y accompagne et partage quelques temps sa vie.

Entre 1911 et 1922, il compose les dix " Elégies de Duino " et les " Sonnets à Orphée ". Il rencontre la princesse Marie Von Thurn und Taxis qui l'héberge dans son château de Duino au bord de l'Adriatique et sera son mécène.

1926 : Période du Triangle amoureux et des très beaux échanges épistolaires entre Rilke, malade en Suisse, Marina Tsvetaïeva, émigrée en France, et Boris Pasternak retenu à Moscou par la révolution. Rilke meurt le 29 décembre d'une leucémie à à la clinique de Glion près de Montreux dans le Valais.

L'œuvre de Rilke

A travers tout ce qu'il a écrit, Rilke a construit et imposé sous ses propres sonorités un personnage et une œuvre emblématiques d'un engagement poétique absolu. Au-delà de la poésie, on perçoit de lui une parole prophétique, une lumière sur la vie et la mort qui semble parfois avoir quelque chose de sacré. Paradoxalement, son moi inquiet fuit dans la peur du dehors, mais entretient une angoisse productive. Rilke habite un exil permanent, laissant le plus souvent femmes et amis sur le côté. Bohémien jusque dans sa prose, toutes ses grandes œuvres parlent de l'insaisissable : " l'indomiciabilité est la vérité même de l'Être, car notre propre mort mûrit en nous comme un fruit. "

Je repense à un extrait des Cahiers de Malte Laurids Brigge récités de mémoire par Laurent Terzieff à une émission Apostrophes:

Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d'hommes et de choses. Il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s'ouvrant le matin...

Rilke a 28 ans quand il commence à écrire les dix Lettres à un jeune poète. A Franz Xaver Kappus, cadet à l'Ecole Militaire de l'Empire Austro-Hongrois, jeune homme qu'il ne connait pas et qui l'a sollicité pour savoir s'il devait consacrer sa vie à la poésie, Rilke adresse un véritable guide spirituel, manuel de la vie créatrice de portée universelle, dans lequel il revient inlassablement sur les questions essentielles qui se posent au poète et plus généralement au créateur. Kappus deviendra plus tard romancier et poète. Ces dix lettres sont aussi à la fois un moyen d'accès privilégié à l'univers de Rilke. Roland Barthes parlera d' une œuvre du vouloir écrire. La création artistique apparait ici comme l'acceptation de ce que l'on est véritablement. La poésie est une saisie authentique du monde, expression d'une expérience vécue et assumée : de la solitude, de l'amour, de la tristesse, de la mélancolie, du conformisme et de l'anticonformisme

Dans l'antiquité, élégie signifiait chant de mort. Aujourd'hui, il s'agit d'une poésie lyrique exprimant la souffrance amoureuse mais aussi la mort. Les Elégies de Duino ont marqué durablement le paysage poétique et philosophique moderne: y alternent ici le je et le nous de l'être humain et ses questions essentielles sont posées ici dans un climat d'attente et de mélancolie lumineuse : l'essence de l'être humain ( à l'époque du " Nihilisme " annoncé par Nietzsche ), l'amour, l'art et plus particulièrement le chant poétique, l'expérience de la mort, fleuve porteur chez les Hommes, l'intériorité, la place de l'homme dans le monde. Dans l'espace sans lien de la modernité, le poète prend la place du saint, thème très baudelairien, et tend vers la figure de l'Ange.

Les Nouveaux poèmes constituent la part de l'œuvre de Rilke qui a été la première accessible et est restée longtemps la plus chère aux lecteurs. Le recueil Requiem est constitué de deux élégies funèbres écrites en 1908 après la disparition de proches. Rilke inscrit ici sa poésie dans les marges de la littérature classique et antique, revisitant à la fois l'histoire, la Bible et les nombreuses références artistiques de Rembrandt à Botticelli et jusqu'à Rodin.

Pour ce simple mot de Vergers qu'il trouvait si beau, Rilke avait choisi d'écrire en français à un moment où le souffle, la vie, lui sont enfin rendus. Il recommence à regarder les choses et la nature autour de lui à Muzot et c'est finalement dans sa chambre, par sa fenêtre et dans son verger où il retrouve la paix et son intérieur du monde. Ces vers de Rilke, passés alors de sa langue allemande natale au français qu'il affectionne particulièrement, peuvent à certains moments sembler quelque peu précieux mais n'en demeurent pas moins d'une grande puissance par leur sens et par leur beauté.

Francis Julien-Pont, Café littéraire de Valréas, 29 octobre 2020

Bandeau : Rile et Clara Westhoff ( Fondation Rilke à Sierre)