Pense à demain - Anne-Marie Garat
Actes Sud (2010)
15 août 1963. À Paris, Christine Lewenthal, la fille de Camille et de Simon, profite de sa solitude en ce jour férié, dans le petit appartement de la rue Buffon que lui a donné sa mère.
Au Mesnil, à la ferme des Armand, Antoine Donné assiste au repas familial traditionnel pour lequel il a abrégé ses vacances. Il n’aspire qu’à rejoindre son appartement dans les cités de Nanterre, il ne se sent plus à sa place parmi les siens. Sur le chemin du retour, le passage est obstrué par un véhicule inconnu, stationné près de l’ancienne maison des maîtres, la demeure des Bertin-Galay, abandonnée depuis longtemps.
Il fait ainsi la connaissance d’Alex Jamais, jeune historien à la recherche d’information sur la famille Galay, et sur Pierre Galay en particulier. En vidant l’appartement de son grand-père, Maximilien Jamais, Alex a trouvé des documents et de très vieux films, très fragiles. Le peu qu’il a réussi à en voir lui a montré des scènes d’horreur et donné la certitude qu’il détient une preuve importante d’un massacre dû à des substances chimiques. Antoine, qui n’a aucun contact avec les Galay suggère à Alex de venir le samedi suivant au village car Valentine Guillemot, la benjamine d’une branche connexe de la famille Galay, se marie. Antoine, qui est projectionniste, propose aussi à Alex de lui faire rencontrer une spécialiste de la Cinémathèque pour tenter d’exploiter les films qu’il détient.
Le jour de la cérémonie, les deux jeunes gens se mêlent aux invités sur le parvis de l’église, grâce au talent de socialisation d’Alex et aux relations d’enfance d’Antoine avec un des convives, celui qu’on appelait Petit et qui est devenu un grand acteur de théâtre, Louis Personne. Ils font aussi la connaissance de Christine et de William, son cousin, jeune pianiste virtuose. Un drame survient au cours de la soirée et l’expérience vécue en commun, même si elle ne les concerne pas, commence à souder les relations entre les jeunes gens. Valentine, vite échappée de son mariage malheureux, et Leni, une jeune allemande débarquée à Paris, vont rapidement s’intégrer au nouveau groupe d’amis.
Dans ce troisième et dernier tome, c’est une nouvelle génération qui tient la vedette : Christine Lewenthal et son cousin William Galay, Antoine Donné, Alex Jamais, Leni Zeisser et Valentine Guillemot. Des jeunes gens bien de leur temps, aux prises avec les difficultés de leur époque. Mais le hasard des trouvailles et des rencontres va leur faire découvrir des évènements auxquels ont été mêlés leurs grands-parents et leurs parents, des morceaux d’histoire qu’on leur a cachés et qui étaient restés des énigmes pour le lecteur des précédents tomes.
J’ai beaucoup aimé ce roman, plus encore que le précédent. Peut-être parce qu’il se déroule à une époque que j’ai vécue, bien qu’étant encore enfant. Le quotidien des héros me parle, les lieux où ils vivent aussi. Sans doute, Anne-Marie Garat a-t-elle aussi fréquenté ces endroits et vécu partiellement ces évènements. J’ai senti dans son écriture une implication personnelle plus forte, parfois même une jubilation à raconter les expériences de ses personnages.
Comme toujours, elle utilise ses héros pour aborder des thèmes variés : La vie politique des débuts de la Vème république grâce à Martin Guillemot qui est le méchant de service dans ce tome ; le cinéma, autant comme divertissement que comme témoignage d’une époque, avec toutes les interrogations qu’il peut soulever. Ainsi, pour Alex, il est très important de savoir qui est celui qui tourne la manivelle de la caméra qui filme des horreurs et quelle y est sa part de responsabilités, son but en filmant.
Il est aussi question, au travers des jeunes femmes mais pas seulement, de la condition féminine qui évolue fortement dans ces années pré-68, la contraception, l’avortement, l’indépendance financière, l’envie de ne plus se conformer à des modèles traditionnels et la difficulté de ces choix, quel que soit le milieu dont on vient.
J’ai été très surprise d’apprendre qu’en 1963, il y avait déjà des troubles à l’université de la Sorbonne, des manifestations, des occupations d’amphi, une surpopulation d’étudiants, des problèmes d’affectation dans les filières, des listes d’attente !
Antoine, qui vit à Nanterre et qui a connu la prison en tant qu’objecteur de conscience, vit pleinement les conséquences de la guerre d’Algérie, l’entassement des rapatriés dans les bidonvilles et dans les nouvelles cités HLM, les ratonnades pratiquées par des groupes armés issus des mouvances extrêmes.
On prend conscience également des bouleversements qui touchent le monde agricole, des difficultés pour garder les terres face aux projets d’urbanisation, des changements des modes de production, de la scission qui s’installe au sein des familles entre les enfants qui restent à la ferme et ceux qui s’échappent à la ville.
Quelques figures secondaires de l’épisode précédent, comme Étienne Louvain, devenu Melville, et Élise, la libraire, prennent une place plus centrale et agissent comme des passeurs auprès des jeunes héros, les aident à éclaircir les secrets de famille et les épisodes restés dans l’ombre de l’Histoire, brefs ils les accompagnent vers le monde des adultes.
Une énigme parcourt le roman, quelle est cette malédiction qui frappe la famille Guillemot, ciblant successivement ses différentes générations ? La résolution est inattendue mais fait le lien avec le titre du premier roman de la série, Dans la Main du diable
Je suis enchantée de ces longs mois passés au côté d’Anne-Marie Garat, grâce à son écriture foisonnante, à son habileté à construire une fresque familiale qu’elle poursuit dans un long épilogue jusqu’en 2010, rapprochant en quelque sorte tous ces personnages de notre histoire personnelle.
Commencée juste après le premier confinement, cette trilogie a mobilisé mon esprit de manière favorable, m'a aidé à m'échapper d'un quotidien bien banal et restera certainement un moment fort et agréable de 2020.