Les Furtifs

Par Mana_


Les Furtifs se déroule dans un futur proche, une vingtaine, une trentaine d’années, pas beaucoup plus. Nous sommes entrés de plain-pied dans la société de la traçabilité maximale : la France que nous connaissons est un pays transformé, dont les villes ont été privatisées. Le groupe télécom Orange s’est ainsi offert la ville du même nom, tandis que Paris appartient à LVMH.
Dans l'angle mort...
Au menu, Big Data et contrôle absolu : bienvenue dans le pays de l’accessibilité, où les riches disposent de droits spécifiques pour arpenter rues, squares et quartiers, quand les pauvres, eux, sont privés de circulation...
Dans cette société quadrillée poussée à son extrême se retrouvent les Furtifs. « Votre angle mort est leur lieu de vie », dit-on. Leur existence est d’ailleurs remise en cause : sont-ils des humains, des animaux — ou même des êtres vivants?? Ils semblent capables d’absorber la matière, mais, si l’on parvient à les voir, ils se pétrifient et meurent...
Bien entendu, un tel potentiel ne saurait rester inexploité pour l'homme et l’armée traque ces créatures, ayant formé des équipes de chasseurs avec des spécialités propres. Les liens s’opèrent définitivement entre les thèmes damasiens par excellence et les œuvres passées.
Dans ce groupe, il y a un héros, dont la fille a disparu : a-t-elle été enlevée par les Furtifs ?

Pourquoi ce livre ? Il y a un an, je vous aurais répondu “je ne sais pas”. Après un premier coup de cœur pour La Horde du Contrevent (une magnifique claque littéraire) et une déconvenue par la suite avec La Zone du dehors, je craignais franchement de retenter un jour cet auteur. Mais c’était sans compter sur Aucun souvenir assez solide, acheté en même temps que les deux autres : il fallait bien que je le lise. Ce recueil de nouvelles m’a fait renouer avec Alain Damasio. Oui. Mais voilà. J’avais entendu les rumeurs comme quoi c’était un livre franchement politique, trop pour être appréciable. À chaque passage en librairie, un client en parlait et jamais pour en dire du bien : trop complexe, trop dense, trop “pensées de l’auteur au détriment de la narration”. Trop politique. Pas de bol, je m’étais laissée séduire quelques semaines plus tôt lors d’une intervention de l’écrivain à Rennes ; j’avais fini par craquer aux Imaginales 2019… et je le sors enfin de ma PAL, plus d’un an plus tard.
Je n’étais clairement pas préparée à cela, pas à ce déchaînement d’émotions, pas à cette claque monumentale.
Dès le début, on comprend que quelque chose flotte de travers. Un sentiment de manque, comblé par une chasse contre un ennemi invisible, qui donne son nom à l'œuvre. Le contexte va très vite être donné : un père privé de son enfant, qui n’abandonne pas la lutte, car il sait, il devine sans oser le crier, ce qu’il est advenu d’elle ; une mère, qui a abandonné la lutte, qui ne veut plus souffrir et souhaite enfin tourner la page. Jusqu’à la révélation, l’explosion de douleur, de beauté, de rage et de soif de justice. Pour les fifs, les furtifs.
Ce roman est une claque. Parce qu’avec les mots, l’auteur arrive à nous intégrer dans cette famille liée par les viscères, par cette quête de retrouvailles. Oui, on est pris dedans, dans ce maelstrom d’émotions qui nique tout le reste. Plus rien ne compte, sauf ce triangle à qui il manque un sommet. Moi qui ne veux et ne voudrai jamais d’enfant, j’avais l’impression d’être à la fois ce père et cette mère liés à jamais, parfois malgré eux. J’ai adoré comment on apprend les choses sur les furtifs, au compte-gouttes, allant d’illusions en espoirs en réelles connaissances. À chaque chapitre une nouvelle étape est franchie si bien qu’une idée a fini par émerger dans ma tête : si la théorie finale est vraie, et elle l’est sûrement, alors dans ma tête, par sa construction et son évolution, ce livre est un furtif. En avoir connaissance m’a empli d’une joie incompréhensible mais tangible.
Parlons du plus fâcheux. Oui, ce livre est politique. Pas dès le départ, l’auteur nous appâte par l’émotion et nous prend par le sentiment dans les premiers chapitres, tente une approche de temps en temps et glisse quelques idées çà et là, un paragraphe dans la rue, un autre chez les militaires. Quelques lignes pour nous préparer à ce qui va suivre, mais tout dans la douceur, sans brutalité. Moi qui craignais cet aspect politique, je fus rassurée et j’ai ressenti un grand coup de cœur…
… jusqu’aux cent dernières pages. Un événement qui touche Lorca le père, Sahar, la mère et tous ceux qui ont accepté de croire en eux, les membres du Récif, m’a fait décrocher. Cela concluait parfaitement l'œuvre à mes yeux, de la naissance à la mort jusqu’à la renaissance, la résurrection, à quoi bon poursuivre ? Pour la politique. Là, on n’est plus sur un paragraphe par-ci par-là, on est vraiment sur un discours à but politique. J’ai aimé comment c’est foutu, comment c’est amené, les arguments et la manière de nous retranscrire l’évolution, les percées de la lutte. Cependant, cent pages (un sixième) du roman axé là-dessus, c’est beaucoup trop, surtout qu’on perd en partie l’émotion qui permettait jusque-là d’adorer. J’ai donc mis plus de temps à le finir et s’il ne perd que peu en qualité, l’auteur aurait tout de même pu abréger de cinquante pages.
Les personnages sont géniaux, tout ce qu’il y a de plus humain dans leur simplicité et leur volonté de vivre, mais avec ce petit détail qui détache de la foule pour les rendre unique. J’ai adoré Lorca pour cette flamme qu’il incarne et qui l’anime à la fois. Sahar le complète bien puisqu’elle représente pour moi la froideur d’une femme qui pense avoir tout perdu. J’ai franchement eu du mal à l’apprécier, car elle ne se laisse pas manipuler, elle est déjà au devant du message politique qui va venir. Des membres du Récif, j’ai adoré Arshavin, Agüero et Saskia. Le premier est puissant, mais c’est sa façon de tordre le débat pour l’amener là où il le souhaite que j’ai le plus adoré. Dans le fond, je me doutais de ce qu’il deviendrait sur la fin. Par contre, difficile de comprendre les raisons de son dévouement, la fin fut une belle révélation pour lui. Le second est un furtif selon sa définition, un chasseur qui n’aime pas laisser sa proie s’échapper. Chef de meute, il n’incarne pourtant pas cette brute épaisse qui ne pense qu’à la violence et laisse au contraire une place au sentiment et à l’amour. Quant à Saskia, c’est probablement le personnage féminin que j’ai le plus adoré. Son amour des furtifs, sa façon à elle de communiquer avec eux… C’est elle qui mérite le plus de s’approcher de ces créatures, de communier avec elles ! Je n’oublie pas Toni, Varech, Louise et Kamina, tous ceux qui forgent les étapes des découvertes. Ce fut de chouettes débats à chaque fois, intéressants et constructifs - avant la déconstruction.
Impossible d’évoquer Alain Damasio sans s’arrêter un long moment sur l’originalité de ses romans… Là encore, on retrouve une typographie originale, avec un glyphe par personnage principal. J’adore vraiment ce système, qui allège la narration et permet un livre multi-voix juste parfait pour un roman comme celui-ci. Le fait qu’il y ait moins de personnages par rapport à La Horde du Contrevent est également un atout : les glyphes s’apprivoisent plus aisément. Et s’entremêlent parfois, créant à eux seuls une forme d’émotion. La typographie est unique et, si je plains la maquettiste/graphiste, j’en redemande encore : par un système élaboré, la syntaxe même devient furtive. Magique ! J’ai adoré retrouver le style de l’auteur, sa façon de manier les mots, de jouer avec, de les distordre pour en faire quelque chose de neuf. Si cela participe au message politique, cela n’en reste pas moins du génie, faisant passer le message que rien n’est figé, tout doit évoluer. Il fallait parfois relire à deux reprises une même phrase pour l’assimiler comme elle est écrite, avec un lexique changeant et non pas avec les mots qu’on connaît, mais ça vaut clairement le coup.

Sans les cents dernières pages, ce livre aurait été un coup de cœur. Pour l’émotion qu’il dégage, sa créativité, son originalité, le message politique et la façon dont il est véhiculé, c’est une claque. Je ne m’attendais tellement pas à de l’émotion en barre (de fer), qui vrille, tape et révèle. Ce fut magique par bien des égards, à un point où je regrette de ne pas l’avoir lu plus tôt. Je ressors grandie, et le relirai avec plaisir pour toujours m’imprégner de ce discours.

18/20