Elles s'appellent Lou, Paula, Clara, Baladine, Inga, Marie, Gertrude, Elsa, Magda, Anette, Hélène, Lotte, Adélaïde, Franziska, et puis Merline ou Baladine, Margot et Marina... et j'en oublie sûrement quelques unes! Non, il ne s'agit pas d'une chanson de Francesca Soleville : ce sont les correspondantes de Rainer Maria Rilke... Et toutes ces lettres sont délectables, riches de renseignements sur sa vie, ses voyages, ses lectures, son oeuvre au jour le jour, belle et combien laborieuse... Je ne parlerai pas de ses interlocuteurs masculins, amis et poètes également, mais je vous inciterai à les lire, toutes ces lettres, car toutes, tellement plus accessibles que ses vers, se lisent avec bonheur. Des chroniqueurs zélés en ont classé certaines: lettres à une musicienne, lettres à une vénitienne, lettres dans un jardin... Je ne parlerai pas de celles-la, je vous évoquerai, celles qui me tiennent le plus à coeur, m'attardant sur trois ou quatre, cinq peut-être de ses correspondantes.
Lou Andreas Salomé qui fut pour lui la révélation du premier amour, et, toute sa vie durant, son référend auquel confier ses doutes, ses désespoirs, et aussi ses joies. Clara, sa femme, qu'il épousa deux ans après sa rencontre avec Lou, au lendemain de leur éloignement, et dont , d'un commun accord, il vécut très vite séparé et cependant attentif, tant à elle qu'à leur fille Ruth (et vingt plus tard à leur petite fille!). Baladine Klossowska qu'il nomme Merline, avec laquelle il connut enfin la plénitude d'un grand et véritable amour, et l'apaisement de ses tourments avec l'installation dans un lieu d'élection qu'ils aménagèrent ensemble, le château ou la Tour de Muzot. Et j'évoquerai rapidement le météore qui d'une correspondance incandescente traversa les derniers mois de sa vie, Marina Tsvetaieva.
J'éviterai des pistes agréables mais trop mondaines telles les lettres récurrentes à la Princesse de la Tour et Taxis qui lui aura offert en son château de Duino, accueil nécessaire à l'éclosion des premières élégies. " Je languis dans l'attente d'une lettre vous, vénérée amie, sans doute me cherche-telle, Dieu sait par quels détours.....si par hasard j'avais eu un quelconque " chez moi ", je serais rentré... " lettre par ailleurs fort intéressante dans laquelle il décrit son voyage en Espagne, à Ronda , lui fait part de sa découverte d'une vallée singulière, comme émanée d'un rêve ou d'une vision des " Affinités Electives "...et termine par: " Rappelez moi au souvenir du prince... "..
Je ne m'attarderai pas sur une fausse piste: Cette passion auto-inventée - dont il avait si grand désir et grand besoin que durant presque deux mois il la crut vraie- pour une musicienne: Martha von Attinburg: " Soeur Bien-aimée...Bienvenue! Oh! Benvenuta ! " Il lui écrit des lettres de plus en plus ardentes qui s'étirent sur des jours et des nuits entières avant de se rendre compte de la vanité de cet élan... et d'en faire à Lou la confession !
Revenons à Lou. Il l'a rencontrée à l'aube de sa vie et elle le révéla à lui-même. Dès les premiers jours de leur liaison qui est pour elle aussi une révélation ( il a vingt ans , elle en a 37), ils vivent un bonheur fou. Il lui écrit : Je voudrais mettre des fleurs dans tes cheveux " lui parle de ces fleurs des champs qu'il a rapportées d'une matinée féérique. " Le bonheur résonne , il fleurit de loin. O toi si riche, tu donnes des rêves à mes nuits... "
Il ne retrouvera l'aisance , la clarté de cette poésie que lors de sa rencontre avec Baladine quelques trente ans plus tard, quand il sera à nouveau amoureux avec ferveur... N'anticipons pas : pour l'histoire de Rainer et de Lou je vous renvoie au café littéraire de Gérard Piketty au mois de février dernier. Retour à à leur second voyage en Russie : Il y a deux ans qu'ils se sont rencontrés et qu'ils prétendent s'aimer d'amour fou mais le caractère de Rilke, malade imaginaire et sans cesse insatisfait lasse Lou qui demande que chacun reprenne son autonomie.
Dans la colonie de Worpswede où il se rend alors, Rilke rencontre la peintre Paula Becker et son amie sculpteur, Clara Westhoff. Très vite il se décide pour Clara qu'il épouse . Elle met au monde une petite fille, Ruth, qu'ils chériront tous deux mais qui semble avoir été élevée surtout chez ses grands parents... Les parents vivront chacun de leur côté pour que la vie commune et les soucis d'une famille, n'entravent pas l'éclosion et le mûrissement de leur art respectif mais les lettres sont là, originales et profondes, révélatrices, pour prouver cet amour qui durera tout au long de leur vie. Ainsi: Paris, le 2 septembre 1902, cinq heures de l'après-midi... Sens-tu que je suis près de toi ? je le suis... Deux nouvelles lettres viennent d'arriver, chérie, cela résonne en moi d'une lettre à l'autre de sorte que je suis toujours plein de tes échos...et, au bout de quatre longues pages :il fallait t'écrire tout de suite ce que j'avais vécu aujourd'hui. Adieu chérie. Plus tard: Chère et bonne. Je suis heureux que tant de grandeur existe et que nous ayons trouvé le chemin dans ce monde angoissé. Toi et moi. Embrasse notre Ruth... De 1902 à 1907, il lui écrit jour après jour, lui parle de Rodin, bien-sûr , mais aussi de Cézanne, de Manet. Il va tenir tête à Lou et lui expliquer le bienfait de cette vie " séparée " alors qu'elle s'insurge à mauvais escient de cette décision. Vingt ans plus tard, Le 23 avril 1923, il lui écrit encore, depuis le château de Muzot, parle de son travail achevé, des élégies et des sonnets, de Lou, de Paul Valéry, du printemps difficile dans le Valais et termine par " J e te salue ".
Puisque nous voilà dans le Valais, il est temps d'évoquer celle qui , à mon avis , lui apporta quelques années de plénitude, de bonheur: Baladine Klossowska, jeune femme peintre, élégante, séparée de son époux et mère de deux garçons: Pierre et Balthazar qui à son tour et avec le soutien attentif de Rilke durant des années, se révélera être un grand artiste. Ils se sont retrouvés à Genève, à l'hôtel des Bergues où l'un comme l'autre ont l'habitude de descendre. Tout, dans l'aura de Baladine-Merline, lui semble beau... Ils se connaissent depuis plusieurs années , se sont promenés ensemble en montagne, au bord de différents lacs. Je me souviens d'une photo de Rilke se promenant avec Baladine et les deux garçons au bord du lac de Thun. Rilke quitte Genève et habite alors au château de Berg am Imsel près de Zurich. Il lui écrit de là-bas. La première lettre qu'on peut lire est datée du 18 novembre 1920 : Toi, ma vallée délicieuse... L'Amour n'est-ce pas avec l'Art la seule licence de dépasser les conditions humaines...Si l'Ange daigne venir ce sera parce que vous l'aurez convaincu! Je sens votre venue et mon coeur déborde d'elle...
Le 16 décembre, toujours du château de Berg am Irchel, Il lui parle de l'Ange, de l'Ange qui le hante à chaque étape de sa création et qui rôde autour de leur amour... puis de ses peintures à elle: de la dormeuse, de la jeune fille au ballon, de " cet engagement amoureux dont le pinceau ou le crayon exécutent l'embrasement. ô mon amie...j'irai à Genève rien que pour vous accompagner chez votre épicier de la rue de Carouge, cela me semble déjà un tel bonheur, une telle félicité... Ma toute chère, j'ai un tel désir de fermer mes bras autour de vous. Puis, de son visage : une clarté dont la description ne sera jamais permise à l'homme ni à l'ange... j'ai vu cela. A partir de cela, quant à la vie, je peux mourir. Il tente de décrire cette clarté qui tout à coup l'a illumin ée. Ton obscurité faite de lumière puis lui parle de son sourire qui est celui des Vierges noires. J'ignore, Merline si de tels mots ont déja été prononcés entre amants mais je les grave dans ce papier comme dans du granit et je tremble en les traçant " Puis vient la lettre du 22 février 21. Quelle découverte inépuisable avons-nous fait l'autre jour, cet inoubliable dimanche matin, ici, devant ma cheminée... une exaltation presque divine, cette élévation au sein du dieu qui nous est commun... Ton amour a contribué à me fortifier. Que tout est sublime entre nous... Ils se sont maintenant installés au château de Muzot, entre Serre et Montreux dans le Valais qui rappelle à Rilke l'Espagne et la Provence et qui sera sa dernière demeure.
Il est enfin heureux, presqu'apaisé , comme libéré de ses élégies et écrit alors ses poèmes les plus transparents, proches peut-être de la poésie qu'il écrivait pour Lou à vingt ans. Baladine reste avec lui un certain temps. Il écrit du reste à Lou, raconte que tout fut arrangé grâce à une amicale assistance (!) Il refuse alors les invitations de Marie de la Tour et Taxis: ce qui me retient , c'est ce merveilleux Valais... mon vieux manoir... la présence de mon amie... ( 25 juillet 1921). Baladine cependant va s'éloigner. Lui reste à Muzot continue sa correspondance avec sa famille adoptive, Baladine et les deux garçons dont il surveille la scolarité, du jeune Balthus surtout dont il soutint les débuts faisant éditer ses premiers dessins illustrant l'histoire du chat Mitsou, histoire d'un amour et d'une perte qui magnifie l'amour. Certains thèmes de la poésie de Rilke se reconnaitront dans les premières oeuvres de Balthus. En voiles blancs les Communiantes s'enfoncent dans le vert des jardins.
Arrêter là notre compilation serait omettre ce météore qui traversa les derniers mois de la vie de Rilke: Marina Tsvetaieva, en exil en France. Présentée épistolairement à Rilke par Boris Pasternak, elle va s'enflammer d'une passion pour Rilke dès la réception de l' élégie qu'il écrit pour elle. Ces pertes dans le Tout, Marina, ces étoiles qui croulent. Nous vague, Marina , et mer! Nous, profondeur et ciel Plus rien ne compte alors pour Marina qui s'écrie Ce soir, je couche avec toi!. Mais comprends moi...Je veux dormir avec toi, savoir comment ton coeur sonne... Je plaide pour la cause du plus absolu des baisers ! Pour elle, ils sont les seuls et plus grands poètes. Le thème de La Montagne se retrouve étonnamment chez l'un comme chez l'autre. Ils vont rester à distance. Nous nous touchons... Comment? Par des coups d'ailes... Par les distances mêmes nous nous effleurons... Elle ignore tout de la maladie de Rilke, ne comprend pas son silence passager et reçoit post mortem sa dernière lettre.
Françoise Autin
Jean Clair, Balthus et Rilke, Une Enfance. Ed: L'échoppe
Rainer Maria Rilke: Correspondance. Le Seuil, éd. établie par Philippe Jaccottet (Œuvres III)
Rilke, Pasternak Tsvetaieva, Correspondance à Trois, L'imaginaire, Gallimard