Ramla, Hindou et Safira, 3 prénoms de femmes qui résonnent au milieu de tant d’autres, qui se rejoignent dans une destinée commune d’obligations, de peur, de tristesse, de résignation, où brillent toutefois quelques refus et espoirs, comme autant de lumières inaccessibles.
Ramla et Hindou sont deux soeurs, issues d’une famille polygame. La première finit le lycée, rêve d’études supérieures, du métier de pharmacienne et, après avoir éconduit de nombreux prétendants, a rencontré un jeune homme qu’elle aime et qu’elle doit épouser. Mais son oncle vient de la promettre à un homme très riche, un tel honneur pour la famille qu’il n’est pas question de refuser malgré ses protestations ! Hindou, un peu plus jeune, accepte la perspective de se marier sans se poser de questions, jusqu’à ce qu’on lui assigne un cousin, fêtard, dépensier, aimant l’alcool, violent parfois. Toutes deux expriment leur refus, mais les hommes de la famille ne font que leur dicter les règles de bonne conduite, mélange de principes religieux, de code de l’honneur, de traditions. Les femmes qui les entourent ne sont pas en reste, elles clament haut et fort la vertu de la « munyal », la patience érigée en principe ultime et imprenable rempart contre leurs souhaits : une femme doit accepter, endurer s’il le faut, sans jamais se plaindre, sans jamais montrer des faiblesses, sans jamais trahir. Tout manquement est fait de la femme, tout échec est faute de la femme.
Safira quant à elle est mariée et heureuse depuis 20 ans, mais son bonheur vacille quand son mari décide de prendre une seconde épouse, selon son bon droit. Elle découvre Ramla et ne voit en elle qu’une rivale, plus jeune (elle a l’âge de sa fille), plus belle, qui menace sa place et qu’elle doit éliminer.
Ces trois portraits de femmes dont les histoires s’entrecroisent ou se mêlent dans une commune destinée d’acceptation, de douleur et de perte m’ont beaucoup touchée. J’ai lu d’une traite ce roman inspiré de faits réels, ai été révoltée par le sort fait à ces millions de femmes, à leur enfermement physique ou psychologique, ai partagé leur douleur.
Cette patience présentée comme la vertu suprême, ces trois femmes n’en ont plus, et elles rejettent, chacune à leur manière, la violence qui leur est faite, leur enfermement, leur vie qui n’en est pas une. L’auteure ne cache pas que cette révolte est souvent vaine, mais c’est un sentiment de lutte qui domine, il faut poursuivre la guerre, l’éducation, l’opposition.
L’ambivalence des femmes qui parcourent le roman, présentées à la fois comme victimes et comme principales armes des hommes dans la poursuite des pratiques, me laisse une impression de malaise. Comment sortir de ce cercle infernal sans se briser les ailes, sans se punir soi-même encore plus ? Quelle force faut-il pour risquer tout, jusqu’à sa vie, pour conquérir sa liberté ?
J’ai apprécié l’écriture fluide et directe de Djaïli Amadou Amal que j’avais entendue en interview (ce qui m’a d’ailleurs fait connaître ce livre et donné très envie de le découvrir) et dévoré son récit, prise par des sentiments mêlés, horreur, compassion, révolte… La noirceur des faits révèle des dénonciations distillées au fil des mots, un texte religieux tronqué à dessein, une pratique nullement justifiée, des abus intolérables même sous couvert de tradition, et s’éclaire parfois par d’aussi infimes traits d’espoir : la révolte d’un jeune homme, , une fuite qu’on espère réussie… C’est cet espoir que je retiens, ce message pour toutes les femmes, que la liberté n’est pas offert à toutes et qu’il faut parfois la gagner au péril de sa vie.
C’est une lecture qui ne laisse pas indemne, que je recommande chaudement.
Djaïli Amadou Amal est née en 1975 au Cameroun.
Avec ce roman, elle est publiée pour la première fois en France aux éditions Emmanuelle Colias (septembre 2020).