Richard Russo
Traduit de l’américain par Jean Esch
Quai Voltaire
2020
377 pages
Lincoln, Teddy et Mickey, trois copains d’université, trois garçons secrètement amoureux de la même fille, Jacy, dans les années 70, se retrouvent à l’âge de 66 ans dans le dernier lieu qui les a vus tous les quatre réunis. Martha’s Vineyard est une petite île au large de la côte Est des États-Unis sur laquelle Lincoln a une maison de famille.
Une énigme : Jacy a disparu après ces quelques jours passés ensemble à Martha’s Vineyard en 1971. Plus personne n’a eu de nouvelles depuis, ni ses parents, ni son fiancé, ni ses amis. Est-elle morte ? Est-elle vivante ? Nul ne le sait.
Ce roman m’a surprise par ce côté « roman à suspense ». Je ne m’attendais pas à ça chez Richard Russo. Mais je n’ai lu qu’un seul roman de lui, Le pont des soupirs, je ne le connais donc pas très bien.
Russo mêle adroitement les époques et l’on navigue entre la jeunesse des personnages et leur maturité, il distille habilement les informations, il s’amuse, dirait-on, à ne pas trop en dévoiler, pas trop vite, il prend son temps pendant les trois quarts du livre. Pourquoi Teddy n’a-t-il jamais eu de femme dans sa vie alors que visiblement, il a été amoureux ? La réponse viendra mais dosée, sans roulements de tambour.
L’auteur fouille la psychologie de ses personnages, et même si Teddy m’a semblé le personnage le plus travaillé (ou n’est-ce pas moi qui l’ai ressenti ainsi parce qu’il me paraissait plus fragile, plus torturé, plus humain que ses deux amis), il n’en reste pas moins que les trois ont des parts d’ombre qui renforcent l’aspect mystérieux du roman. Ils viennent d’horizons différents, n’ont pas eu la même enfance, la même jeunesse, les mêmes souffrances, sans que cela ne nuise à leur amitié. Une fois adultes, leurs chemins vont quelque peu s’écarter, mais ils resteront malgré tout en lien, même si celui-ci est parfois distendu.
L’auteur nous emmène sur des fausses pistes à propos de la disparition de Jacy à la manière d’un roman policier. Mais il serait réducteur de résumer ce roman à l’enquête de Lincoln. Les questions qui suivent montrent bien que Russo va au-delà des apparences pour inciter le lecteur à se poser des vraies questions de fond.
« Supposons que les secondes chances existent. Si on disposait tous de plusieurs vies, seraient-elles différentes ? Ou bien exactement semblables ? »
« Si le libre arbitre se révélait n’être qu’une illusion nécessaire, n’était-ce pas une illusion nécessaire, pour que la vie possède un sens quelconque ? »
Le contexte politique des années 70 avec la guerre du Viêt-Nam nous offre une scène incroyable lors du tirage au sort des futurs conscrits. Quelques semaines après la lecture, j’en garde des images fortes et j’avoue avoir évacué de mon esprit la fin du livre, la seule partie centrée sur Mickey, parce qu’elle n’est qu’avalanche de révélations toutes plus étonnantes les unes que les autres, mais tellement loin de la subtilité des premières pages du roman. J’ai tourné les dernières pages avec frénésie au gré des confidences de Mickey, alors que j’avais lu les trois quarts du roman en prenant le temps de savourer chaque page.
Pour finir cet article quelque peu décousu (il m’a fallu presque deux semaines pour l’écrire), j’ajouterais que la mélancolie qui se dégage de ce roman, les musiques des années 70, ont contribué à faire de cette lecture un moment doux amer teinté de quelques pointes ironiques, pas désagréable, voire même plutôt agréable (ne boudons pas notre plaisir) même si je n’ai pas ressenti autant d’emballement que lors de ma lecture du Pont des soupirs.
J’ai encore beaucoup de romans de Russo à découvrir et l’idée me plaît bien.
Ce roman a été lu dans le cadre d’une lecture commune, sur une idée d’Ingannmic. Tous les liens seront sur son blog.