Je dois la lecture de Fille de Camille Laurens à Une Comète dont l'avis élogieux (parmi d'autres avis élogieux parcourus sans réelle lecture pour éviter de me laisser rinfluencer) a emporté ma conviction. Pourtant, je n'étais pas hyper motivée. Parce que mère de deux filles, seule fille de ma fratrie, parce que j'avais peur d'y lire un peu mon vécu personnel, d'y découvrir des souvenirs refoulés, parce que je connais l'autrice et sa capacité à puiser dans des souvenirs personnels et à les rendre universels. Voilà, je n'était pas motivée mais j'ai fait confiance à ma blogocopine et je me suis dit qu'il fallait y aller.
Verdict : je suis ressortie bouleversée et scotchée par ce très beau texte sincère, lucide, avec une écriture remarquable, un rythme impeccable (dont les étapes du 'je', du "tu" et du "elle" indiquent différentes phases du cheminement et la distanciation lorsque les évocations appellent une douleur forte). Un texte superbe que je vais transmettre à ma belle-mère, elle-même fille d'une sororité, mère d'une fille et qui, je pense, devrait être également touchée.
Il est dur de parler brièvement de Fille, un texte dense à la fois autobiographique et sociologique. C'est peut-être des textes lus de Camille Laurens son écrit le plus homogène, le plus équilibré, le plus réussi aussi. Dans Fille, il y a à la fois une réelle maîtrise du sujet (celui de la place de la femme dans la société, son éducation, les contraintes sociales et sociétales, les reproductions de genre) mais aussi de la chronologie/temporalité : l'autrice relate sciemment et scrupuleusement les faits de son enfance avec le lexique propre à l'enfance, à son adolescence, avec des images associées.
Il n'y a aucun temps mort, aucune absence : tout est absolu réussi et je me répète, complet : la forme met en lumière le fond. Camille Laurens dépeint son histoire familiale par le prisme de son genre féminin, puis son adolescence, et sa vie de femme puis de mère. Chacune des étapes éclairées est l'occasion d'illustrer la société d'époque et les sacerdoces et diktats imposés, les peurs et les dangers, la violence verbale constante et humiliante, la capacité de résilience et de taire l'indicible. Par son itinéraire de vie, Camille Laurens narre l'évolution de la société et la capacité salvatrice d'une partie de la jeune génération à assumer les genres humains et à ne pas marquer à ce point les différences.
En fait j'ai tout aimé dans ce texte : j'ai apprécié y découvrir une femme fragilisée (l'autrice n'a pas caché son/ses chagrin(s), ni ses traumas, ni sa fragilité, en faisant preuve d'une grande humilité et d'une profonde clairvoyance). Dans Fille, il y a un travail énorme de recherche documentaire et bibliographique, une capacité à parler de soi mais en s'oubliant, c'est-à-dire à se mettre à nu avec une très grande pudeur, à faire de soi un personnage d'une époque, à ne pas se sublimer non plus. C'est époustouflant de maîtrise et le discours tombe comme un couperet : les anecdotes narrent l'efficacité de réseaux à placer et à protéger des incompétents, à supplanter des méritant.e.s qui auraient pu gagner en efficacité et éviter des drames (cela reste malheureusement vrai, au-delà de ce que raconte Camille Laurens).
Dire que Fille est un pamphlet féministe serait assez réducteur. Fille parle de la condition féminine et du conditionnement des genres mais retrace l'éducation, la sororité, la conjugalité, la maternité, les rapports homme-femme, l'amour. Dans Fille il y a des êtres extrêmement agressifs et intransigeants à l'égard de leur sexe ou du sexe opposé, des êtres d'un conservatisme et d'une bêtise sans nom (où on distingue assez nettement l'intelligence du cœur de l'intellectuel) et d'autres qui ont tout compris/appris des carcans sociétaux. Dans Fille, il n'y a pas de réel manichéisme et ce n'est d'ailleurs pas le propos de l'autrice à mon avis : l'idée première est de relater toutes les étapes qui formatent l'esprit humain et l'interpénétration des consciences, jusqu'à l'émancipation et la révélation. Ce n'est pas encore gagné, mais le mouvement actuel de prise de conscience est bien là et salvateur.
Éditions Gallimard
Sortie août 2020 - autour de 220 pages
autres avis : Une Comète, Nadège, Cathulu, Mimipinson, Jostein,
De l'autrice
Celle que vous croyez