Bon voilà, mon avis sur Betty de Tiffany McDaniel va enfler ceux dithyrambiques de cette œuvre solaire et très sombre, un oxymore à lui tout seul, un clair-obscur littéraire, foncièrement génial, éprouvant, fascinant, d'une intense poésie avec un style remarquable, un récit qui se tient de bout en bout sans faillir, sans rupture, avec des souffles bienvenus (ah les fameuses chroniques de presse) avec des personnages fabuleux... Bref un très très très grand livre, une saga familiale qui raconte le passé mais dont une grande partie des thématiques sociétales s'inscrit dans notre présent, dans l'actualité.
Betty ou la Petite Indienne nous narre son enfance et son adolescence auprès de son clan : son père Landon Carpenter (un Cherokee incandescent à la sagesse salutaire et louable, d'une grande clairvoyance et d'une capacité de résilience admirable, dont l'humilité et les nombreux rejets subis ont gâché la carrière), sa mère Alka Carpenter (une guerrière à elle toute seule, avec une notion de survie à tout crin incroyable même si elle y laisse des plumes, et même si le pan de la vie de Betty décrit dans le livre la montre sous un côté plus faible, très fragile), les frères et sœurs très marqués et distincts (dont entre autres l'exception Leland, la maternante Fraya, la star Flossie, le précieux Trustin, le courageux Lint), l'héroïne Betty non épargnée dont la scolarité et la position stratégique dans la famille vont endurcir le caractère -et la fragiliser aussi- et puis l'univers - l'Ohio - un état américain du Sud empreint à l'époque (années 1909 -1973) d'une xénophobie rampante, d'un racisme ordinaire, ancré dès le plus jeune âge, d'une population stigmatisante.
Je suis ressortie de ce roman-épopée-biographie bouleversée et scotchée : bouleversée par les images multiples et puissantes (un arbre qui porte une famille, un réservoir comme piscine, des bocaux qui explosent à chaque crise, une balançoire comme résilience, des colliers ou des pendentifs nominatifs, des coups de feu nocturnes, l'écriture comme exutoire, les mots enterrés ou protégés, les récits-images-paroles-fables de Landon, le choix des prénoms et de leur couleur associée, la touche finale...), par des scènes choquantes d'une violence ordinaire en milieu scolaire et d'une très grande violence en cellule plus restreinte (je tais volontairement leur nature). Je suis scotchée par la forme littéraire utilisée avec une grande maîtrise par Tiffany McDaniel : les anecdotes construisent et illustrent l'histoire familiale, les non-dits suggèrent et l'imagination du lecteur prend la suite. Et puis, il y a l'écriture de l'autrice : une infinie poésie, un écrit très riche et fourni, une claque magistrale au niveau du récit, de la constance des personnages, de la description juste des faits, des lieux, de l'époque, des rapports humains. Tiffany McDaniel ne déborde pas de ses sujets pourtant proches d'elle (elle est la fille de Betty) : celui du rejet social d'un couple mixte, celui de tout type de violence, celui d'un clan qui se construit et qui se défait au gré des révélations ou des événements, celui de raconter une société.
Quand j'ai achevé de lire Betty, la première chose qui m'est venue à l'esprit est la suivante : malgré l'écriture exceptionnelle et l'histoire remarquablement écrite, je n'offrirai pas cette histoire à n'importe qui, parce que certaines personnes de mon entourage qui lisent fréquemment ne seraient pas en mesure de la recevoir ou plutôt la trouveraient trop sombre. C'est regrettable mais c'est ainsi.
Betty s'inscrit dans le sillage dee Nous étions les Mulvaney de Joyce Carol Oates ou de Famille modèle d'Éric Puchner, avec la poésie en prime. Exceptionnel.
Éditions Gallmeister
Brillamment traduit de l'américain par François Happe
autour de 715 pages (mais cela le fait très bien : chaque page se savoure, enfin je me comprends ! - foi d'une fan absolue de romans très courts-)