Le ghetto intérieur
Santiago H. Amigorena
P.O.L
2019
179 pages en poche
« C’est sans doute une des caractéristiques des plus singulières de l’être humain : de même que le corps lorsqu’on lui inflige trop de souffrance ou lorsqu’il est trop affaibli s’éteint momentanément par l’évanouissement pour pouvoir, comme une simple machine, se rallumer et repartir, l’esprit aussi, lorsque la douleur et l’impuissance sont trop fortes, s’assombrit, s’assourdit, se referme pour survivre ou plutôt pour que quelque chose survive -quelque chose qui est encore humain et qui ne l’est déjà plus, quelque chose qui est encore nous-mêmes et qui n’est déjà plus personne. »
Vicente Rosenberg est arrivé en Argentine en 1928. Sa mère et son frère sont restés à Varsovie, sa sœur s’est exilée en Russie. Lorsque la guerre se déclare, que le ghetto enferme les Juifs, Vicente, étouffé par la culpabilité de n’avoir pas pu, ou pas voulu, faire venir sa famille en Argentine, va se murer peu à peu dans un silence pesant, un ghetto intérieur dans lequel il enfermera aussi sa femme et ses enfants. L’auteur nous conte la descente aux enfers de son grand-père maternel, auparavant léger et gai, avec délicatesse et justesse. Il a parfaitement su se mettre dans la peau de cet homme meurtri, abîmé, honteux, impuissant.
J’ai été happée immédiatement par les phrases de l’auteur, par son style (que certains ont qualifié de plat !!!?), par ses longues phrases qui disent l’indicible. Comment traduire le silence, le silence coupable de ce grand-père si peu et si mal connu ? Santiago H. Amigorena y parvient à merveille. C’est puissant.
L’angle de vue, différent, nous fait entrevoir la shoah avec un œil nouveau, celui de l’homme qui ne l’a pas vécu, qui n’en a rien su pendant les trop longues années de guerre, celui de l’homme qui a fui à temps, mais qui va souffrir toute sa vie de cet exil parce que sa famille va être touchée de plein fouet et qu’il n’aura que les quelques lettres de sa mère, les journaux pour savoir ce qu’il se passe en Europe, journaux qui ne dévoileront que des bribes, qui ne sauront pas alerter le public par manque de certitudes.
Vicente se sent polonais, argentin, Juif, ou rien de tout ça ou de plus en plus Juif pour se sentir (en vain) un peu moins coupable… La question de l’identité est posée avec émotion, elle n’est pas un énième poncif, elle est ressentie au fond des tripes, elle est viscérale.
« Ne pas penser n’est qu’une autre manière de penser » nous dit l’auteur. Vicente ne peut stopper le flux incessant de ses pensées, il est pris au piège de son cerveau, de son esprit. Et l’on comprend parfaitement ce qu’il ressent, nous qui ressassons parfois sans relâche nos petites misères de la vie courante, qui nous empêchent de manger, de dormir, et dont la ronde infernale obstrue notre clairvoyance.
Vous l’avez compris, ce texte m’a bouleversée. Ce n’est pas un coup de cœur, c’est un coup au cœur ! J’ai été émue jusqu’à faire surgir quelques larmes au coin de mes yeux.
Ingannmic, Nicole et bien d’autres ont été touchées aussi.
Ce titre me permet-il de participer au challenge d’Ingannmic et Goran ? L’auteur est argentin mais il écrit en français…