Souvenirs de l'avenir - Siri Hustvedt
Actes Sud ( 2019)
Traduit de l'américain par Christine Le Bœuf
Voilà bien des années, j'ai quitté les vastes plaines du Minnesota rural pour l'île de Manhattan, en quête du héros de mon premier roman. À mon arrivée, en août 1978, ce héros était moins un personnage qu'une possibilité rythmique, une créature embryonnaire de mon imagination, que je ressentais comme une série de battements métriques s'accélérant ou ralentissant avec mon pas tandis que je déambulais au hasard des rues de la ville. Je crois que j'espérais me découvrir en lui, démontrer que lui et moi étions dignes de toute histoire qui se présenterait à nous. Je ne cherchais ni le bonheur ni mes aises à New York. Je cherchais l'aventure, et je savais que l'aventurier doit souffrir avant d'arriver chez lui après d'innombrables épreuves sur terre comme sur mer, ou de finir éteint d'un souffle par les dieux. Je ne savais pas alors ce que je sais maintenant : que quand j'écrivais, j'étais écrite, moi aussi. Le livre avait démarré bien avant mon départ des plaines. Les multiples ébauches d'un mystère se trouvaient déjà inscrites dans mon cerveau, ce qui ne signifiait pas que je savais ce qu'il en adviendrait. Nous marchions, mon ébauche de héros et moi, vers un lieu qui n'était guère plus qu'une fiction miroitante : l'avenir.
C'est ainsi que débute ce beau roman de Siri Hustvedt.
En 2017, alors que Trump vient d'être élu président, la narratrice, S.H., femme d'une soixantaine d'années, se revoit jeune fille de vingt-trois ans, à son arrivée à Manhattan, se donnant une année pour écrire son premier roman, une année de pause dans ses études avant de commencer le cycle de littérature comparée à l'université de Columbia pour lequel elle a obtenu une bourse.
S.H. est aidée dans ses souvenirs par d'anciens carnets retrouvés dans une caisse, au milieu d'objets divers que sa mère avait mis de côté pour elle lors d'un déménagement. Grâce à ses journaux de l'année 1978-1979, elle confronte les souvenirs de la femme mûre qu'elle est devenue avec ce qu'elle écrivait à l'époque. On découvre ainsi les quelques mois qui ont changé la vie de la jeune fille, les premières expériences d'indépendance loin de la maison familiale, les tentatives d'écriture, la difficile quête du héros et d'une intrigue qui se tienne.
Le besoin d'aventure qu'exprime l'héroïne va être comblé sans devoir courir au bout du monde ou sur les mers : des cris, des plaintes, des bruits étranges proviennent de l'appartement voisin. Petit à petit, en écoutant les manifestations sonores de sa voisine, la jeune fille comprend qu'un drame s'est produit, qu'elle élucidera au fil des mois, après avoir fait connaissance de la femme, Lucy Brite, lorsque celle-ci la tirera d'une situation qui aurait pu mal tourner. Lucy va d'ailleurs lui faire rencontrer un groupe de personnages étranges et ésotériques, ce qui amène un peu de magie dans le roman.
Par ailleurs, grâce aux carnets, on découvre les écrits de la jeune S.H., le contenu de son premier roman, et les difficultés qu'elle rencontre dans son écriture, l'aide qu'elle trouve dans l'analyse des intrigues d'un autre S.H., le fameux Sherlock Holmes assisté de son cher Dr Watson.
C'est un roman et pourtant, on pourrait y voir une autobiographie de l'auteur. La narratrice a pour initiales S.H., elle vient du Minnesota, sa famille a des origines norvégiennes, elle a étudié la philosophie et la littérature, elle s'intéresse à l'art, tout dans son parcours rappelle Siri Hustvedt. Mais le mari de S.H. se prénomme Walter et il est physicien, sa fille s'appelle Freya, alors que Siri Hustvedt est mariée avec Paul Auster, un écrivain bien connu et que leur fille s'appelle Sophie. Donc tout n'est pas vrai dans ce livre et quel besoin de dépenser de l'énergie à déterminer ce qui est inventé et ce qui a vraiment existé ?
On retrouve dans ce roman de nombreux thèmes familiers à Siri Hustvedt, en particulier l'art et la vieillesse.
Côté art, elle évoque la Baronne Elsa von Freytag-Loringhoven, une artiste allemande, égérie du mouvement Dada, impliquée dans la controverse concernant l’œuvre attribuée à Marcel Duchamp, l'Urinoir, qu'il aurait empruntée à la Baronne. Siri Hustvedt trouve dans les écrits de la Baronne, dans ses poèmes, une force de résistance à la bien-pensance, à la banalité.
La confrontation de la narratrice, femme de soixante ans, avec la jeune fille qu'elle a été et avec sa propre mère qu'elle visite régulièrement dans la résidence où elle est hébergée, lui donne l'occasion de réfléchir au passage du temps sur sa vie de femme. On perçoit qu'elle se sent déjà dans la pente descendante, prise dans une vieillesse inéluctable, à l'heure d'un bilan partiel de son existence. Mais le propos n'est pas triste, ni même résigné, une forme d'énergie est encore là et c'est rassurant.
Comme souvent, avec Siri Hustvedt, c'est un contenu foisonnant qu'elle nous propose dans ce roman. Parfois, il faut un peu s'accrocher pour la suivre mais je trouve que ça vaut la peine de faire un petit effort, il ne faut pas hésiter à relire les passages un peu compliqués, et puis se dire que si on n'a pas tout compris cette fois, et bien, ce sera peut-être lors d'une prochaine relecture !