Big Brother, plus glaçant que jamais

Big Brother, plus glaçant que jamais

1984 (Xavier Coste – George Orwell – Editions Sarbacane)

L’histoire se déroule à Londres en 1984. Mais pas le Londres qu’on connaît: la capitale britannique est remplie de buildings en béton froids et impersonnels, et se situe désormais en Océania, l’un des trois grands blocs nés suite aux guerres nucléaires qui ont ravagé le monde dans les années 1950. Les deux autres blocs sont l’Eurasia et l’Estasia, avec qui l’Océania est toujours plus ou moins en guerre, sans que l’on sache exactement pourquoi. Lorsque l’ennemi change et que l’Eurasia est remplacé par l’Estasia, ou vice versa, le Ministère de la Vérité réécrit l’Histoire pour faire en sorte que les citoyens oublient que leur allié d’aujourd’hui est en réalité leur ennemi d’hier. C’est toujours le présent qui compte, jamais le passé ou l’avenir. Winston Smith est l’un des employés de ce Ministère de la Vérité. Dans son bureau anonyme, situé dans un gigantesque bâtiment de 3.000 pièces, il est chargé de corriger les articles du passé pour faire en sorte qu’ils restent cohérents avec la ligne politique du moment et avec l’idéologie du parti. Toute l’histoire est ainsi grattée, effacée et réécrite aussi souvent que nécessaire, en supprimant soigneusement la moindre trace qui permettrait de remettre en cause la nouvelle réalité. Ce mode de fonctionnement permet au régime d’entretenir la haine de la population contre un ennemi commun, que ce soit les Eurasiens ou le traître Goldstein, car la haine crée l’union. A côté du Ministère de la Vérité, il y a trois autres grands ministères: le Ministère de la Paix est responsable de la guerre, celui de l’Abondance est en charge des affaires économiques et celui de l’Amour s’occupe du respect de la loi et de l’ordre. « La guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force », sont les trois grands slogans du parti. Winston sent bien qu’il devrait entrer en résistance, mais comme tout le monde, il est surveillé de près. Sur les murs de Londres, des grandes affiches rappellent en permanence que « Big Brother is watching you ». Les caméras de surveillance, les hélicoptères et les espions sont partout, tandis que la Police de la Pensée épie les moindres faits et gestes de chacun. Notamment grâce aux télécrans, des téléviseurs espions installés dans tous les appartements, qu’on ne peut jamais arrêter et dont on ne peut pas baisser le son. Ces écrans tapent sur le système de Winston, parce qu’ils diffusent en permanence une propagande lénifiante, où il est systématiquement question de victoires militaires et de progrès économique. Un jour, il s’installe à son bureau et commence à écrire « A bas Big Brother » dans son carnet. Immédiatement, il se rend compte qu’il vient de perpétrer le crime le plus fondamental: le crime par la pensée. « C’est un crime impossible à dissimuler. Que je détruise le carnet n’avait plus d’importance. C’était fait. Je l’avais pensé. Ils finiraient par m’attraper. » Pour ne rien arranger, il y a cette fille qui s’intéresse à lui. Qui est donc cette Julia qui le regarde de manière insistante? Et si c’était encore une espionne à la solde du parti?

Big Brother, plus glaçant que jamais

Incroyable mais vrai: quatre adaptations de « 1984 » en bande dessinée sont sorties en librairie quasiment simultanément au cours de ces dernières semaines. A côté de la version de Xavier Coste chez Sarbacane, il y a celle de Fido Nesti chez Grasset, celle d’Amazing Améziane et Sybille Titeux de la Croix aux éditions du Rocher et celle de Rémi Torregrossa et Jean-Christophe Derrien chez Soleil. L’explication de cet étonnant tir groupé est simple: 70 ans après la disparition de George Orwell, qui est mort le 21 janvier 1950 à Londres, les oeuvres de l’auteur britannique sont entrées dans le domaine public. D’où cet intérêt soudain pour « 1984 », un roman qui est paru en 1949 mais qui reste d’une formidable actualité. Quand on voit l’évolution de nos sociétés, on peut se dire qu’Orwell a été un sacré visionnaire en créant le fameux « Big Brother », qui est aujourd’hui devenu une réalité puisque nous sommes tous suivis à la trace grâce à nos smartphones et à nos connexions Internet. Quant au Ministère de la Vérité, il fait inévitablement penser aux « fake news »… Quelle est la meilleure des quatre BD tirées de « 1984 »? Toutes les adaptations ont leurs qualités. Mais s’il fallait n’en retenir qu’une seule, ce serait à coup sûr celle de Xavier Coste, qui est à la fois la plus personnelle et la plus réussie sur le plan graphique. Il faut dire que Xavier Coste, qui s’est notamment fait connaître avec des biographies dessinées d’Egon Schiele et Arthur Rimbaud, rêve d’adapter « 1984 » en bande dessinée depuis l’âge de 15 ans. Depuis lors, il n’a cessé de reporter ce projet, qui a parfois viré à l’obsession et qui lui a souvent semblé insurmontable, mais il a finalement osé se lancer. Et il a eu mille fois raison, parce que son adaptation est d’une puissance terrifiante. Dans son livre, il parvient à donner vie de manière incroyable à l’univers glaçant imaginé par George Orwell. Bien sûr, Xavier Coste conserve les mots les plus importants du roman original, mais il n’en abuse jamais. Dès que c’est possible, il opte pour des séquences muettes, qui sont souvent bien plus parlantes. L’objectif du dessinateur est de nous plonger corps et âme dans un univers sombre, froid et inquiétant. Et il y parvient à merveille! Ses dessins sont particulièrement graphiques, avec beaucoup de personnages dont on ne voit jamais les visages, comme sur la couverture, tandis que certaines séquences ressemblent carrément à de la peinture. Le travail sur la couleur est lui aussi magnifique, avec des planches en noir, gris et blanc, rehaussées à chaque fois par une seule couleur, que ce soit le jaune, le rouge, ou le bleu. Xavier Coste peut donc être rassuré: son adaptation tant attendue et tant espérée de « 1984 » est un vrai petit bijou. Le succès de l’album, qui vient déjà de faire l’objet d’une nouvelle édition, est là pour le démontrer.