Murambi, le livre des ossements, Boubacar Boris Diop, Zulma, 2011, 220 pages
L'auteur sénégalais lève le voile sur le génocide des Tutsis perpétré par les Hutus, au Rwanda en 1994, dans un roman d'une puissance terrible.
En prenant le prétexte fallacieux de la mort du président Juvénal Habyarimana dont l'avion a été abattu en plein vol le 6 avril 1994, les Hutus ont montré à la face du monde qu'ils pouvaient agir en toute impunité.
" La Coupe du monde de football allait bientôt débuter aux États-Unis. Rien d'autre n'intéressait la planète. Et de toute façon, quoi qu'il arrive au Rwanda, ce serait toujours pour les gens la même vieille histoire de nègres en train de se taper dessus. [...] J'ai moi-même souvent vu à la télé des scènes difficiles à supporter. Des types portant de larges combinaisons, en train d'extraire des corps d'un charnier. Des nouveau-nés qu'on balance en rigolant dans des fours à pain. Des jeunes femmes qui s'enduisent le cou d'huile avant d'aller au lit. Elles disent : comme ça, quand les égorgeurs viendront, la lame de leur couteau fera moins mal. J'en souffrais sans me sentir vraiment concerné. Je ne me rendais pas compte que si les victimes criaient si fort, c'était pour que je les entende, moi, et aussi des milliers d'autres gens sur la Terre, et qu'on essaie de tout faire pour que cessent leurs souffrances. Cela se passait toujours si loin, dans des pays à l'autre bout du monde. Mais en ce début d'avril 1994, le pays à l'autre bout du monde, c'est le mien. "
A travers un roman polyphonique qui donne la parole aussi bien à des Hutus qu'à des Tutsis, l'auteur nous aide à comprendre ce qui s'est passé. Il nous explique de quelle manière tout cela s'est déroulé sans que le monde entier ne lève le petit doigt. Dans l'indifférence générale, les membres des Interahamwe, la milice des massacreurs du Hutu Power, ont violé, mutilé, torturé, à coups de machette, des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants. Quand on se pause un instant pour y réfléchir un peu : massacrer plus d'un million de personnes à l'arme blanche... c'est innommable !
Boubacar Boris Diop a recueilli des témoignages, a beaucoup écouté, avant d'écrire ce roman. Il a essayé de ne pas trahir les paroles des uns et des autres.
Cornélius est certainement le personnage le plus romanesque. Il est le fils d'un Hutu qui a ordonné le massacre des Tutsis qui avaient confiance en lui, le fils d'un être infâme qui se cachait derrière l'image du bon docteur et qui a trahi les siens sans sourciller. Cornélius doit vivre avec ça, lui l'exilé, lui qui était à Djibouti pendant ces mois d'horreur, il doit vivre avec une double culpabilité : son absence et son lien filial avec l'être le plus abject qui soit.
La partie " génocide " est certainement la plus émouvante, la plus bouleversante à lire. L'auteur ne dissimule pas l'horreur mais il n'en fait pas non plus étalage. Il ne verse jamais dans un pathos débridé, il reste sobre et pourtant efficace, il dit l'indicible, à travers les mots des uns et des autres, il met en lumière des tranches de vie, avant, pendant ou après ces mois abominables. Chaque personnage raconte ce qu'il a vécu, ça sonne toujours juste. L'un dit par exemple qu'il ne faut jamais épargner un enfant, si jeune soit-il, parce qu'il pourrait devenir le chef d'une guérilla future (ça ne nous rappelle pas un certain Hitler ?), l'autre que ses voisins le regardent d'un drôle d'air depuis le déclenchement du carnage alors qu'ils se côtoyaient amicalement auparavant ou ce restaurateur Tutsi qui tremble en servant un habitué Hutu... Terrible, vous dis-je. Leurs mots simples et dépouillés font frémir.
Boubacar Boris Diop n'oublie pas de dire que la France a joué un rôle pour le moins trouble dans ce massacre organisé. Elle a soutenu les Hutus au pouvoir, et les a armés. Quand on pense que Jean d'Ormesson a osé parler de " massacres grandioses dans des paysages sublimes " tandis que Mitterrand osait dire que " dans ces pays-là, un génocide ce n'est pas trop important ", ça laisse songeur, ça révolte et ça donne envie de ne pas être français...
Ce roman fait partie de ces livres essentiels qu'il est nécessaire de lire. C'est un devoir de mémoire.
La postface, ajoutée en 2011, n'est pas moins intéressante que le roman, je dirais même plus, elle est indispensable et le complète parfaitement.