Comment vivre avec une ombre

Comment vivre avec une ombre

La Fête des ombres – Tome 1 (Atelier Sentô – Editions Issekinicho)

Naoko est une jeune femme un peu rêveuse. Un peu mélancolique aussi. Depuis la mort de sa mère, elle a du mal à aller de l’avant. Sa mère lui avait pourtant fait jurer de quitter le village pour vivre ses rêves, mais malgré sa promesse, Naoko est restée dans la maison familiale, comme si quelque chose de plus fort qu’elle l’empêchait de déployer ses ailes. A trente ans passés, la jeune femme vit encore et toujours seule dans son village des montagnes du Japon. Un village complètement perdu et isolé, dont la population est composée quasiment uniquement de personnes âgées, à l’exception de Katsu, l’ami d’enfance de Naoko. Tous les autres jeunes sont partis vivre en ville. Le village tout entier est gouverné par la Fête des ombres, un festival qui a lieu chaque été. Durant cette fête un peu étrange, qui relève d’une tradition ancestrale, les habitants accueillent les âmes errantes des morts qui ne se souviennent pas de leurs vies passées. Pendant un an, jusqu’à la prochaine Fête des ombres, chacun d’entre eux a pour mission de guider l’une de ces ombres et de l’aider à retrouver son identité. S’ils échouent, l’ombre dont ils ont la charge sera perdue à jamais. Autant dire que cette responsabilité suscite beaucoup de stress chez Naoko, car elle ne se sent pas à la hauteur. L’année passée, on lui a confié une ombre pour la première fois et elle est la seule du village à n’avoir pas réussi à guider son âme avec succès. Au moment fatidique, elle lui a lâché la main. Cette année, Naoko est donc bien déterminée à créer un lien privilégié avec son ombre, ce qu’elle n’était pas parvenue à faire avec son ombre précédente. La nouvelle âme dont elle doit s’occuper est un jeune homme mystérieux. Normalement, la personne qui héberge l’ombre est capable de la voir en détail, alors que pour les autres habitants elle demeure une silhouette noire, mais dans ce cas-ci, même Naoko ne parvient pas à voir clairement le visage de l’homme. Celui-ci reste toujours un peu flou, comme s’il n’avait pas vraiment de traits bien définis. Malgré tout, la jeune femme est persuadée que cette fois, ça va marcher. Au début, elle ignore tout de cet homme qui ressemble à un acteur connu mais progressivement, en discutant avec son petit protégé, elle rassemble des éléments qui lui permettent de reconstituer son parcours et la cause de sa mort. A son propre étonnement, elle est d’ailleurs ravie de partager ses avancées avec les autres habitants du village, alors que d’habitude elle déteste ces interminables réunions mensuelles. Petit à petit, la jeune femme et son fantôme deviennent très proches.. 

Comment vivre avec une ombre

Le Japon ancestral a quelque chose de fascinant. La réalité s’y mêle à l’imaginaire, les vivants et les morts s’y côtoient au quotidien et le temps semble s’y écouler plus lentement qu’ailleurs. Alors que la pandémie mondiale nous empêche de voyager depuis des mois, « La Fête des ombres » nous offre une formidable évasion vers le pays du soleil levant. Cette BD, publiée par une petite maison d’édition française spécialisée dans les ouvrages sur le Japon, est un véritable concentré de douceur et de zénitude, qui regorge de détails savoureux sur la vie quotidienne dans un village nippon, à l’image du plan de la maison de Naoko que l’on retrouve à la dernière page de l’album. Paradoxalement, cette bande dessinée n’est pourtant pas l’oeuvre d’un auteur japonais, mais d’un couple de Français. Derrière le pseudonyme d’Atelier Sentô, on retrouve en effet Cécile Brun et Olivier Pichard, un duo de trentenaires passionnés par la culture nipponne. Le mot Sentô désigne les bains publics japonais, qui jouent un rôle important dans ce premier tome de « La Fête des ombres » et qui sont des endroits qui fascinent les deux auteurs français, notamment à cause des magnifiques fresques murales qui ornent ces établissements. Cécile Brun et Olivier Pichard connaissent particulièrement bien le Japon et sa culture, de par les nombreux voyages qu’ils ont effectués sur place. Ce sont les rencontres qu’ils ont faites là-bas et les croquis et photos qu’ils ont ramenés de leurs périples qui nourrissent leurs différents projets. Leur objectif est de faire découvrir un Japon inhabituel, composé de villages perdus dans les montagnes, de fêtes populaires et d’esprits oubliés. « Onibi », leur précédent récit dessiné, parlait d’ailleurs déjà des fantômes et des esprits, que l’on appelle « Yôkai » au Japon. Dans « La Fête des ombres », le duo de l’Atelier Sentô poursuit l’exploration de cette thématique, mais en optant cette fois pour un récit de fiction. Leur héroïne Naoko, qui est tiraillée entre son envie de respecter les traditions et son envie d’indépendance, est particulièrement convaincante. On s’attache à elle dès les premières pages. Le scénario de « La Fête des ombres » est découpé en fonction des saisons: le tome 1 se déroule durant l’automne et l’hiver, alors que le tome 2, qui sortira en octobre, couvrira le printemps et l’été. Ce découpage en saisons est une bonne trouvaille, car il colle parfaitement au mode de vie très proche de la nature dans ce Japon si éloigné des grandes villes. Il n’est évidemment pas question ici de bande dessinée d’action: on est dans quelque chose d’extrêmement sensible et délicat, à l’image des dessins entièrement réalisés à la main et ensuite coloriés à l’aquarelle par le duo de l’Atelier Sentô. « La Fête des ombres » est une BD sensible, émouvante et paisible, qui incite à la rêverie et à la méditation. Voilà qui fait un bien fou en cette période tellement agitée.