Fantômes, Christian Kiefer, traduit de l'américain par Marina Boraso, Albin Michel, 2021, 274 pages
" [...] la notion de gaman se répercutait dans mon cœur tel le son d'une cloche. Supporter ce que l'on ne peut maîtriser. Cela entrait en résonance avec tout ce que j'avais vécu depuis mon retour au pays, et il y a des moments, encore aujourd'hui, où ce sentiment continue à me hanter. "
1945, Ray Takahashi revient de la guerre, il a combattu aux côtés des alliés, lui l'américain d'origine japonaise. Il retourne dans la ville où sa famille et lui vivaient avant leur expulsion pour le camp de Tule Lake, on s'étonne de sa présence ici, on l'ignore ou on s'en inquiète. En tout cas, il ne passe pas inaperçu. Seulement voilà, un jour, il disparait et plus personne n'a de nouvelles.
1969, John Frazier revient de la guerre du Viet-Nam, hanté par ses fantômes, il cherche à s'en sortir par l'écriture mais finalement, il s'intéressera au destin de Ray dont il écrira l'histoire, celle que nous lisons...
Christian Kiefer met en lumière un fait mal connu de l'Histoire : le sort des américains d'origine japonaise pendant la seconde guerre mondiale. Je ne savais pas qu'on les avait parqués dans des camps. Je ne savais pas qu'on leur vouait une telle haine. Mais cela ne m'étonne guère. C'est simplement que je n'avais jamais pris le temps d'y réfléchir. On est au lendemain du bombardement de Pearl Harbour, les japonais sont les ennemis numéro 1.
Décidément, les américains ont fort à faire avec leur Histoire, avec leur manière de traiter leurs minorités, de la maltraitance des Indiens que l'on parquera dans des réserves, à l'esclavage des Noirs qui auront bien du mal à survivre dans un milieu hostile et raciste, aux japonais parqués eux aussi pendant la seconde guerre mondiale...
Ce roman a une construction qui le rend captivant. Mené comme une enquête, il nous révèlera les tenants et les aboutissants de cette énigme, au compte-gouttes, au fur et à mesure des révélations des uns et des autres. Le lecteur s'intéresse aussi bien au narrateur qui se débat avec ses démons, qu'au destin du jeune japonais. C'est un livre sur le poids des secrets, des secrets bien lourds et bien pesants qui paralysent la vie de ceux qui les portent et de ceux qui les ignorent.
J'ai vraiment trouvé ce texte brillant, intelligent, dense. Christian Kiefer à travers ces destins croisés parvient à nous livrer un texte d'une grande émotion, il ne mise pas sur les rebondissements à outrance mais sur la profondeur des sentiments humains. Le poids de la culpabilité est analysé avec finesse, c'est celle d'un soldat qui a permis le massacre de femmes et d'enfants au Viet-Nam, c'est celle aussi de cette femme qui a caché la vérité... C'est un roman extrêmement documenté qui met aussi l'accent sur le poids de la peur et ses conséquences sur tout une société.