Les Couilles sur la table, de Victoire Tuaillon

Par Deslivresetlesmots @delivrezlesmots

Les Couilles sur la table, de Victoire Tuaillon, Binge Audio Éditions, 2019, 256 pages.

Résumé

Qu’est-ce que ça veut dire d’être un homme, en France, au XXIe siècle ? Qu’est-ce que ça implique ? Pour dépasser les querelles d’opinion et ne pas laisser la réponse aux masculinistes qui prétendent que « le masculin est en crise », Victoire Tuaillon s’est emparée frontalement de la question, en s’appuyant sur les travaux les plus récents de chercheuses et de chercheurs en sciences sociales. Ensemble, au fil des épisodes de son podcast au titre percutant, elles et ils ont interrogé la masculinité et ses effets : pourquoi, dans une immense majorité des cas, les harceleurs, les violeurs, les casseurs, sont-ils des hommes ? Pourquoi les petits garçons disent-ils tous que « l’amour c’est nul » ou encore que « l’amour c’est pour les filles » ? Comment la domination masculine affecte-t-elle aussi les hommes ? Réunissant les réponses à ces questions et à bien d’autres, ce livre démontre sans dogmatisme que la masculinité n’a rien de naturel, que c’est une construction sociale et qu’il faut la remettre en question si on veut atteindre une véritable égalité entre les femmes et les hommes.

Note : 5 sur 5.

Mon humble avis

Si le titre de ce livre ou de son autrice vous parlent, c’est probablement parce que vous connaissez déjà le podcast Les Couilles sur la table du même nom. J’avais participé au financement participatif à l’époque pour la création de cet ouvrage mais je n’avais pas pris le temps de le lire jusqu’ici. Et puis, les premiers épisodes du nouveau podcast de Victoire Tuaillon, Le Cœur sur la table, m’ont immédiatement séduite, et ça m’a donné envie d’enfin m’installer pour lire ce livre.

Le livre n’est pas une simple transcription des épisodes de podcast. Si quelques pages présentent des retranscriptions de passages des entretiens que la journaliste a effectués, c’est pour mieux illustrer le propos qu’elle présente. Il y a également un index à la fin du livre avec la liste des épisodes, les personnes qui y participent et un résumé. Ce livre synthétise le propos du podcast, en allant parfois plus loin sur certains sujets peu abordés (au moment de l’écriture du livre en tous cas), notamment sur les violences conjugales.

L’introduction est courte et particulièrement bien faite, je pense que si vous hésitez à lire Les Couilles sur la table, la lecture de l’introduction pourra vous donner une meilleure idée de ce qui se cache sous la couverture. Victoire Tuaillon, comme elle en a l’habitude, situe d’où elle parle et reconnaît ses privilèges, notamment blancs et cisgenres, ce qui est toujours bienvenu (voire nécessaire) dans les travaux journalistiques ou de recherche.

En 1949, dans Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir remarquait que « l’homme ne s’intéresse que médiocrement à son intérieur parce qu’il accède à l’univers tout entier et parce qu’il peut s’affirmer dans des projets. Au lieu que la femme est enfermée dans la communauté conjugale : il s’agit pour elle de changer cette prison en un royaume. »
p. 121

Après l’introduction, l’ouvrage est divisé en cinq parties qui suivent un ordre logique : la construction des masculinité, le concept de privilège, qui mène évidemment à l’exploitation, mais aussi aux violences et enfin la dernière partie montre des possibilité d’esquive de cette masculinité hégémonique toxique pour le bien être de toustes, hommes, femmes et personnes non-binaires. Si l’autrice n’invisibilise pas les personnes trans et intersexes, puisqu’elle les mentionne quand elle déconstruit les arguments physiologiques comme cause des différences de comportements entre les hommes et les femmes, elle se concentre principalement sur la construction de la masculinité hégémonique : cisgenre et hétérosexuelle. J’ai d’ailleurs beaucoup apprécié la partie sur la construction des masculinités puisqu’elle détaille les masculinités hégémoniques et complices, mais aussi celles qui sont subordonnées ou marginalisées telles que les masculinités jugées trop efféminées ou en lien avec la classe et la race.

C’est là un point crucial sur lequel je veux insister : le patriarcat et l’ordre hétérosexiste nuisent à l’ensemble de la société et aux individus qui la composent. Ils nous affectent différemment en fonction de nos positions sociales respectives, mais d’un point de vue humain, nous gagnerions toustes à renverser cet ordre injuste. Et ça ne pourra pas se faire sans les hommes. Comme le résume parfaitement la militante afro-américaine bell hooks : « Les hommes ne sont ni exploités ni opprimés par le sexisme, mais il souffrent de certaines façons des conséquences de celui-ci. Cette souffrance ne devrait pas être ignorée. Et si elle ne minimise en rien la gravité des violences masculines et de l’oppression des femmes ni ne nie la responsabilité masculine dans les actes d’exploitation, la souffrance vécue par les hommes peut servir de catalyseur pour attirer l’attention sur la nécessité de changement. »
p. 52

Il m’a semblé que l’écriture était très accessible, tous les mots qui pourraient être « jargonneux » sont définis et expliqués, de sorte qu’on puisse aisément comprendre le propos de l’autrice même si on n’est pas encore sensibilisé⋅e aux questions de féminismes et masculinités. Outre cela, j’ai particulièrement apprécié la plume de Victoire Tuaillon, qui parvient à expliquer factuellement certaines choses sans mettre une distance démesurée entre elle et son lectorat. De plus, elle ne cherche pas à ménager outre mesure les hommes dont elle parle et elle évoque sans détour les comportements problématiques.

Personnellement, malgré tout mon optimisme, je choisis la seule solution qui me paraît cohérente : refuser fermement toute proposition de mise en ménage. Emménager avec un homme, quand on est une femme, c’est prendre le risque de voir son temps de travail doubler. Quelle ironie, quand on pense que ce sont souvent les femmes qui insistent pour emménager ensemble, alors qu’il est très probable que ce sont elles qui y perdront. Mais je reconnais que cette solution est difficilement généralisable ; toutes les femmes n’ont pas envie de vivre seules. Ou tout simplement… pas vraiment les moyens (et on en revient aux inégalités de salaire).
p. 128

Une petite remarque sur l’objet livre en lui-même : il est sacrément beau. Il y a tout un travail graphique sur les couleurs selon les parties avec des présentations particulières pour les transcription de podcast et des illustrations de Sébastien Brothier avec l’aide de Léonie Brothier, Clarisse Pillard et Gregory Trowbridge qui sont vraiment classes (on en aperçoit notamment en couverture).

Pour conclure, si ce livre fait un compagnon idéal du podcast du même nom, il me semble également être un point d’entrée parfait pour toutes les personnes qui commencent à s’intéresser aux masculinités et à leurs effets dans toutes les sphères de la société. C’est aussi une bonne lecture pour découvrir le féminisme.

Pour les personnes qui ont déjà quelques lectures féministes à leur actif, je pense que ça peut également être une lecture intéressante centrée sur les masculinités – en tous cas j’ai beaucoup apprécié. Et puis, si vous êtes comme moi et que vous n’avez aucune mémoire des chiffres, des différentes études et étapes historiques, ça peut être un bon rappel.

Parfois, je me dis qu’on manque terriblement de modèles relationnels vivables ; qu’on appelle amour n’importe quoi (la jalousie, la possession, la violence), et qu’on refuse de reconnaître l’amour là où il est. Mais je m’éloigne et ça sera, je l’espère, l’objet d’un autre livre, une sorte d’éthique féministe de l’amour, de l’amitié et du désir.
p. 205

Et j’ai souri en voyant ce rappel que le contenu du Cœur sur la table lui trottait déjà dans la tête à l’époque de l’écriture de ce livre.