ULYSSE (1922) de James Joyce

On peut chercher des précurseurs à Joyce, Rousseau pour " le plus pénible dans le labyrinthe obscur et fangeux de [ses] confessions ", Rimbaud pour l'impudeur et l'invention verbale, Lewis Carroll, Alfred Jarry ou d'autres, mais sa descendance est beaucoup plus vaste : les surréalistes, Céline, le nouveau roman, Perec, et aussi bien Gottlieb.

Lire Ulysse est difficile, impatientant. Au premier abord on y trouve le projet de transcrire sans pudeur tout ce qui se produit dans le corps et dans les sens, un projet vil, lacunaire, rebattu par nos contemporains qui déplient longuement performances ou victimation en auto-fictions encensées. Joyce, lui, va bien au-delà. Il tresse et replie les fils de la pensée, sécrète et malaxe les idées, les dissout et les détourne, les pulvérise dans un livre sans parti pris ni respect, sans action suivie, mais non sans désir ni sagesse. " Toutes ces misérables querelles, à son humble avis, réveillant de mauvais instincts - la bosse de l'agressivité ou quelque autre glande, à tort supposée se rapporter à de minuscules points d'honneur et à un drapeau - étaient très largement une question d'argent question qui est le nerf de la guerre, cupidité et jalousie, les gens qui ne savent pas s'arrêter " (p 799). Il nous promène sous les regards d'autrui, hommes, femmes, affiches et statues, on se salue dans la rue et les bouges de Dublin, on grouille, on se rencontre, on se parle sans s'entendre. Joyce expose dans la dérision la religion et l'histoire, les superstitions et le nationalisme, l'opinion publique et les idées reçues, les femmes, le sexe et la reine Victoria, et nous montre partout l'obsession des apparences, des rumeurs, de l'argent.

On connaît l'argument : Joyce condense en un jour (et en 1000 pages tout de même...) une Odyssée de dix ans avant de la désamorcer platement au retour de Bloom/Ulysse à la maison/Ithaque : " Il n'avait pas pris de risque, il n'attendait rien, il n'avait pas été déçu, il était satisfait " (p 839). Alors pourquoi lire Ulysse ? Parce que Joyce est un caméléon qui nous manipule dans le style épique, comique, langoureux, troubadour, officiel ou guide Michelin. Parce que son livre est une bombe à fragmentation qui fait réfléchir à deux fois avant d'écrire. Parce qu'il se moque de nous, de l'élongation du langage et des tics verbaux ( " En fait, la balle était dans son camp et c'était la raison précise pour laquelle l'autre, possédant un flair remarquablement développé pour sentir anguille sous roche, lui collait aux basques ", p 824). Pour la précision obsessionnelle, simoniaque, de son observation des choses : " Sous une rangée de cinq sonnettes à ressort serpentin une corde curviligne, tendue entre deux crampons par le travers du renfoncement mitoyen de l'un des jambages de la cheminée, à laquelle étaient suspendus quatre mouchoirs carrés assez petits pliés non attachés consécutivement en rectangles adjacents et une paire de bas de femme gris avec bords en dentelle de Lille et pieds dans la position habituelle fixés par trois fichoirs en bois verticaux deux sur leurs bords extérieurs et un troisième à leur point de jonction " (p 831). Par ses raccourcis glaçants sur la misère et le deuil : " Un petit vanupieds était en faction près du soupirail, humant les bonnes odeurs. Émousse ainsi l'aiguillon de la faim. Plaisir ou douleur ? Repas à un penny. Couteau et fourchette fixés à la table par une chaîne " (p 199). " Le dernier soir que papa a pris une cuite il était planté sur le palier braillant qu'on lui apporte ses souliers pour aller sortir chez Tunney pour se cuiter plus et il avait l'air comme une souche et courtaud en chemise. Jamais plus le revoir. La mort, c'est ça. Papa est mort. Mon père est mort. Il m'a dit d'être un bon fils pour maman. J'ai pas pu entendre les autres choses qu'il a dites mais j'ai vu sa langue et ses dents essayant de le dire mieux. Pauvre papa. C'était M. Dignam, mon père. J'espère qu'il est au purgatoire maintenant parce qu'il est allé à confesse avec le père Conroy samedi soir " (p 315). Par sa connaissance de nos idées sans suite, de nos pensées saucissonnées, de nos doutes : " J'étais plus heureux dans ce temps-là. Mais était-ce bien moi ? Ou bien est-ce maintenant que je suis moi ? J'avais 28 ans. Elle 23 quand nous avons quitté Lombard Street ouest Depuis il y a eu quelque chose de changé. Plus pris de plaisir du tout à faire ça après Rudy. On ne fait pas revenir le passé. Comme de tenir de l'eau dans sa main. Tu voudrais revenir en ce temps-là ? Tout recommencer. Vraiment ? " (p 212). Par son humour de salle de garde dans les Cyclopes, blasphématoire dans Calypso ( " Qui vous a mis dans cette fichue position ? C'est le pigeon, Joseph " p 57-8), fellinien dans Circé où Bloom change de sexe et Shakespeare apparaît en figurant (le chapitre le plus difficile à lire malgré la performance du traducteur).

Mon édition est celle de Gallimard 2004, une nouvelle transcription par une dizaine de traducteurs. Son parti pris est la nudité monolithique. Le nom des chapitres (Télémaque, Nestor, Protée, Calypso, etc.), traditionnel depuis la lettre de Joyce à Linati, n'apparaît qu'à la page 981. Mes souvenirs de la première traduction sont lointains. Je n'en étais pas venu à bout. Le confinement et la présente version m'ont conduit à terme. Ulysse est une mine difficile à piocher, un champ de mines, une mine d'or.

Ontologie

" Ouvre les yeux maintenant. Oui. Un instant. Et si tout avait désormais disparu ? Si, les ouvrant, je me trouvais à jamais dans le noir adiaphane. Basta ! Voyons voir si je vois encore. Vois maintenant. Tout a subsisté sans toi : et à jamais, pour les siècles des siècles " (p 53).

Religion

Celui Qui s'engendra Lui-même, médiateur du Saint Esprit, et Lui-même s'envoyant Lui-même, Racheteur, entre Lui-même et les autres, qui, abusé par Ses démons, déshabillé et flagellé, fut cloué comme chauve-souris sur porte de grange, dépérit sur l'arbre de la croix, Qui Se laissa enterrer, se releva, ravagea l'enfer, se transporta au paradis et là depuis dix-neuf cents années est assis à la droite de Son Propre Moi mais ne manquera pas de venir au dernier jour pour condamner les vivants et les morts alors que tous les vivants seront morts déjà. (p 249)

Interrogé par son nom terrestre sur son séjour dans le monde céleste il répondit qu'il était maintenant sur le chemin de pralaya ou chemin du retour mais qu'il était encore soumis à jugement entre les mains de certaines entités assoiffées de sang qui règnent au niveau astral inférieur. En réponse à la question portant sur ses premières impressions sur le grand passage dans l'au-delà il dit qu'au début il lui semblait voir comme en un miroir et confusément mais que ceux qui ont trépassé voyaient s'ouvrir à eux des possibilités supérieures de développement atmique. À la question de savoir si la vie là-haut ressemblait à notre expérience corporelle il répondit qu'il avait su par des êtres maintenant mieux établis que lui dans l'esprit que leurs demeures étaient équipées de tout le confort moderne, avec talafane, asasar, achadafad, watarklasat, et que les adeptes les plus avancés étaient plongés jusqu'au cou dans les vagues de la voluptuosité la plus pure. (p 375)

Mort

Le dernier soir que papa a pris une cuite il était planté sur le palier braillant qu'on lui apporte ses souliers pour aller sortir chez Tunney pour se cuiter plus et il avait l'air comme une souche et courtaud en chemise. Jamais plus le revoir. La mort, c'est ça. Papa est mort. Mon père est mort. Il m'a dit d'être un bon fils pour maman. J'ai pas pu entendre les autres choses qu'il a dites mais j'ai vu sa langue et ses dents essayant de le dire mieux. Pauvre papa. C'était M. Dignam, mon père. J'espère qu'il est au purgatoire maintenant parce qu'il est allé à confesse avec le père Conroy samedi soir (p 315)

Politique, Irlande, civilisation

LA GRANDEUR QUE FUT ROME [...] Que fut leur civilisation ? Grande, je vous l'accorde : mais vile. Cloacae: égouts. Les juifs dans le désert et au sommet de la montagne dirent : Il est juste d'être ici. Bâtissons un autel à Jéhovah. Le Romain, comme l'Anglais qui le suivit à la trace, n'apporta sur chaque nouveau rivage sur lequel il posait le pied (sur notre rivage il ne l'a jamais posé) que son obsession cloacale. Il regardait autour de lui drapé dans sa toge et disait : Il est juste d'être ici. Construisons un watercloset [p 168].

" Toutes ces misérables querelles, à son humble avis, réveillant de mauvais instincts - la bosse de l'agressivité ou quelque autre glande, à tort supposée se rapporter à de minuscules points d'honneur et à un drapeau - étaient très largement une question d'argent question qui est le nerf de la guerre, cupidité et jalousie, les gens qui ne savent pas s'arrêter " (p 799).

Pauvreté

" Vraiment un exemple ahurissant de déveine dans sa forme la plus virulente pour un type issu d'une famille des plus respectables et accoutumé à tout le confort domestique sa vie durant qui pointait à un revenu sympa de 100 £ par an passé un temps que bien sûr cet âne bâté s'arrangea pour balancer par les fenêtres. Et le voici arrivé au bout du rouleau après avoir en maintes circonstances vu des éléphants passablement roses, sans un traître sou en poche. Il buvait, inutile de le préciser, et cela donnait de l'eau au moulin de la morale alors qu'il aurait pu très facilement être dans une situation financière très saine si - un énorme si, toutefois - il était parvenu à se guérir de son penchant particulier " (p 793)

" Joyce connaît l'âme féminine comme s'il était la grand-mère du diable. " ( Carl Gustav Jung in Wikipedia)

Ulysse a été d'abord publié en feuilleton dans le magazine The Little Review. Le poète T. S. Eliot, admiratif, écrit dans la revue Athenaeum (1919) " La vulgarité et l'égoïsme sont exploités pour atteindre la perfection dans le dernier ouvrage de M. James Joyce ".

Pierre-François Plouin

Je n'ai pas lu Ulysse mais j'ai lu Portrait de l'Artiste Jeune Homme qui a été publié en 1916 et dont j'ai trouvé le titre, de prime abord... disons : prétentieux. Ayant découvert Ulysse à l'occasion de ce café littéraire, je comprends maintenant qu'il s'agit de deux autoportraits. Léopold Bloom/Ulysse est Stephen Dedalus, l'artiste jeune homme, collégien chez les Jésuites à Dublin, rompu à une rigoureuse culture classique mais lucide quant à la culture morale. Il porte en lui une fièvre littéraire qui le porte à se bagarrer contre quatre camarades pour défendre Byron. Voici un extrait de l'altercation :

- Et alors qui est pour toi le plus grand poète, demanda Boland en poussant du coude son voisin.

- Byron bien sûr, répondit Stephen.

Et, un peu plus loin, Heron, un autre comparse, assène :

- En tout cas Byron était hérétique et immoral en plus.

- Je me moque pas mal de ce qu'il était, hurla Stephen furieux.

La joute se poursuit avec un trognon de chou, des coups de cane, une clôture en fil de fer barbelé et s'achève avec un Stephen moqué, abandonné et sanglotant.

Bruno Autin