Le bruissement du papier et des désirs - Sarah McCoy

Le bruissement du papier et des désirs - Sarah McCoyLe bruissement du papier et des désirs, Sarah McCoy

 Editeur : Pocket

Nombre de pages : 404

Résumé : Île du Prince-Édouard, au large du Canada, 1837. L’enfance de Marilla Cuthbert s’écoule, heureuse et paisible, dans le cadre enchanteur de la campagne, avec ses parents et son frère aîné, Matthew. À la mort brutale de sa mère adorée, Marilla se jure de veiller toujours sur son père et son frère. Mais aussi sur tous ces orphelins, ces fugitifs noirs-américains qui, traqués par les chasseurs d’esclaves, débarquent sur leurs côtes. Fidèle à ses principes, cette jeune femme éprise de liberté jettera toutes ses forces dans la bataille – au prix de ses désirs, au péril de sa vie…

- Un petit extrait -

« Marilla n’avait pas voulu le contredire, mais juste être précise. Elle n’avait jamais été très à l’aise avec les mondanités. Comment allez-vous ? Bien et vous ? Le temps est magnifique. En effet, Dieu donne le soleil et Dieu le reprend. Comment se porte votre mère ? Très bien, et la vôtre ? Bien, merci de poser la question. Etc. Deux personnes pouvaient converser ainsi pendant des heures pour finalement ne rien dire du tout. Certains estimaient peut-être qu’il s’agissait d’un tête-à-tête intime, mais pour Marilla, cela ne représentait qu’effort vain et ennui profond. Elle aurait largement préféré que les gens se taisent s’ils n’avaient rien d’intéressant à dire.  »
- Mon avis sur le livre -

 Depuis sa sortie française, j’ai vu passer ce titre sur tous les rayonnages de librairie ou d’espaces culturels, sans jamais m’y attarder : je ne lis pas souvent d’historique et préférait amplement rejoindre l’espace SFFF ! Puis, j’ai appris par deux amies qu’il s’agissait en réalité d’un roman relatant l’adolescence de Marilla Cuthbert (c’est-à-dire, pour ceux qui n’ont pas encore lu Anne de Green Gables, la mère adoptive de la petite Anne Shirley que j’aime tellement fort) … ou du moins la vision de Sarah McCoy de l’adolescence de Marilla Cuthbert. Et c’est justement ceci qui a fait se déchainer en moi deux émotions totalement contradictoires : d’un côté, j’étais immensément heureuse et curieuse de découvrir le passé des Pignons Verts, de retrouver Marilla et Matthew … et de l’autre, j’étais profondément inquiète et quelque peu indignée face à cette appropriation de l’univers et des personnages par une autrice qui n’est pas Lucy Maud Montgomery. Malgré tout, je me suis littéralement jetée dessus lorsque je l’ai trouvé au supermarché (dans un dérapage pas complétement contrôlé, mais qu’importe : j’étais peut-être affalée au sol, mais l’unique exemplaire était à moi) … et je ne l’ai pas regretté.

Tandis que sa mère, enceinte jusqu’aux yeux, se réjouit de l’arrivée imminente de sa sœur, Marilla, treize ans, s’inquiète en silence de ce grand bouleversement : d’aussi loin qu’elle se souvienne, jamais les Cuthbert n’avaient reçu d’invités pendant plusieurs mois … jamais les Cuthbert n’avaient reçu d’invités tout court. D’abord agacée par les idées qu’elle juge farfelues de sa tante, qui vient briser le quotidien austère et pragmatique de la maisonnée, Marilla doit cependant reconnaitre que tante Izzy apporte de la vie aux Pignons Verts, lui donnant envie de se faire des amis, et peut-être même de rêver au grand amour … Jusqu’au jour, terrible, où Clara Cuthbert meurt en couches, faisant promettre à Marilla de toujours veiller sur son père et son frère. Pour ne pas se laisser submerger par le chagrin, la jeune femme se jette à corps perdu dans la tenue de la maison : les tâches quotidiennes, utiles et répétitives, occupent toutes ses pensées et l’empêche de songer à tout ce qu’elle a laissé derrière elle pour tenir sa promesse. A tous ces rêves déchus qui ne cessent d’enserrer son cœur de regrets …

Il n’aura fallu que quelques pages à mes craintes pour s’envoler : Sarah McCoy n’a pas dénaturé l’esprit des Pignons Verts, bien au contraire, elle l’a sublimé. On ressent vraiment l’amour que l’autrice éprouve pour l’œuvre originale, on ressent bien que cette envie d’inventer l’adolescence de Marilla n’est pas dictée par des considérations commerciales mais bien par le besoin viscéral de répondre à la question innocente de la petite Anne : « Oh, Marilla, que s’est-il passé ? ». Cette question, les lecteurs d’Anne de Green Gables se la sont également posé : qu’est-ce qui a poussé Marilla à tourner le dos à ce qui semblait être le grand amour, qu’est-ce qui a fait d’elle cette femme austère qui réprime la moindre rêverie ou la moindre futilité comme les pires péchés du monde ? Pourquoi avoir étouffé cette douceur, cet humour, que nous distinguons malgré tout dans ces petits gestes d’affection, ces petits sourires réprimés ? Bien sûr, il ne faut pas perdre de vue que Sarah McCoy nous offre sa vision des choses, que Lucy Maud Montgomery aurait peut-être, et même sans doute, expliquer les choses différemment, mais ce que nous raconte Sarah McCoy sonne tellement juste, correspond tellement à la personnalité de Marilla adulte, que nous pouvons sans soucis tenir ce récit comme « vraisemblable » …

J’aimais déjà énormément Marilla adulte, mais je me sens encore plus proche de la Marilla adolescente, cette jeune fille si profondément attachée aux siens, si profondément attachée aux rituels du quotidien, cette jeune fille qui aimerait que rien ne change jamais, qui aime sa vie telle qu’elle est. C’est une adolescente discrète mais qui n’hésite jamais à défendre ses convictions, une jeune fille sensible mais qui ne se laisse jamais abattre, une jeune femme entièrement dévouée à ceux qui lui sont chers et qui fait toujours passer les autres avant elle-même. Marilla, c’est un bel exemple de courage et d’abnégation pour notre monde où chacun ne pense qu’à ses petits plaisirs et loisirs égoïstes sans songer un seul instant à ceux qui souffrent, à ceux qui peinent. Marilla, elle, a sacrifié son bonheur personnel pour se consacrer à sa famille, et plus globalement à ceux qui ont besoin d’elle : elle aurait pu laisser son père et son frère ainé se débrouiller seuls et se laisser courtiser par John Blythe, elle aurait pu poursuivre ses rêves, elle aurait également pu fermer les yeux sur la misère de tous ces petits orphelins esclaves … mais elle ne l’a pas fait : fidèle à ses principes, à ses promesses, Marilla « porte le fardeau des souhaits jamais exaucés ».

Mais l’histoire de la jeune Marilla est loin d’être une suite sans fin de tristesses et de désillusions, bien au contraire. Ce roman, c’est aussi la naissance de l’amitié avec Rachel : je m’étais toujours demandé comment deux femmes aux caractères aussi opposés avaient pu devenir aussi proches … Quand on pense que tout a commencé par une aiguille malencontreusement oubliée sur un fauteuil, on se dit que les amitiés les plus solides sont parfois aussi les plus simples ! J’ai par ailleurs beaucoup aimé la jeune Rachel, qui m’a d’une certaine façon fait penser à Anne avec sa manie de parler à tort et à travers, ce qui est assez rigolo quand on songe à leur première rencontre à venir ! D’ailleurs, tout dans ce roman est là pour préparer l’arrivée de la petite Anne aux Pignons Verts, pour reconstituer le paysage dans lequel elle va débarquer dans quelques années. Même la crainte de Matthew à l’encontre des femmes trouve son explication ! D’ailleurs, en parlant de ce brave Matthew, j’ai beaucoup aimé voir l’amour tendre qui unie le frère et la sœur, de voir que Matthew veille autant sur Marilla que Marilla sur lui. C’est doux, c’est émouvant, cette fratrie qui reste soudée tout au long d’une vie …

En bref, vous l’aurez bien compris, mes réticences et inquiétudes initiales ont très vite été balayées, remplacées par une estime et une admiration profondes. Car nous retrouvons dans ce roman tout ce qui fait la saveur unique des récits de Lucy Maud Montgomery, cette ambiance très particulière, entrer la douceur d’un foyer aimant et la rudesse de la vie rurale des années 1840 … Nous retrouvons cette retenue, cette discrétion, qui dit les choses tout en les taisant, car c’est parfois ce qu’on ne dit pas qui a le plus de force … Sarah McCoy rend ici un vibrant hommage à Anne et à sa créatrice, mais aussi un vibrant hommage à ces hommes et ces femmes qui ont risqué leur vie pour sauver celles d’innocents victimes de la cruauté humaine. Elle a vraiment su entremêler très joliment, très savamment, l’histoire et l’Histoire, elle a vraiment su entremêler, très habilement, ce que nous savons du passé des Cuthbert avec ce que nous ignorons. Le tout pour former un récit particulièrement poignant que j’ai tout simplement adoré : c’est une très bonne, une très belle surprise, et je suis vraiment très heureuse d’avoir « pris ce risque », très heureuse de ne pas m’être arrêtée à mes craintes premières pour donner cette chance à ce roman, à cette autrice !