Les enfants sont rois de Delphine de Vigan

Après avoir été plutôt déçue par les derniers romans de Delphine de Vigan, je suis heureuse de retrouver l’auteure plus en forme que jamais avec ce roman caméléon sur les dérives des réseaux sociaux.

Les enfants sont rois de Delphine de Vigan (éditions Gallimard)

Les enfants sont rois de Delphine de Vigan (éditions Gallimard)

En filmant tous les jours ses enfants pour sa chaîne Youtube, Mélanie Claux n’a qu’un but : montrer à tous ses followers son bonheur familial. Boostée aux likes, droguée aux commentaires, la jeune femme dispense des conseils comme la mère modèle qu’elle est persuadée d’être. Tous les enfants rêveraient d’être à la place de Kimmy et de Sammy Diore, de recevoir des jouets par cartons entiers, de passer tous leurs week-ends invités dans des parcs d’attraction, de signer des autographes à d’autres bambins de leur âge. Cette vie de rêve, Mélanie l’a bâtie pour sa famille à coup de vidéos, de photos, de stories instagram et de sondages. Tels les candidats de Loft Story au début des années 2000, les enfants Diore n’échappent que très rarement à l’oeil inquisiteur de la caméra maternelle. Leurs fans, leurs chéris veulent tout savoir de leur vie de conte de fées tandis que les sponsors attendent le placement de leurs produits. Si Mélanie s’éclate dans ce qui est devenu une activité très lucrative pour elle et sa famille, les enfants eux s’épuisent à suivre ce rythme effréné. Jusqu’au jour où tout explose. Fini le rêve éveillé, place au cauchemar filmé en direct.

« Un bon candidat vous séduit ou vous énerve, s’il vous emmerde laissez tomber. » Or Mélanie l’horripilait. Peut-être était-ce cette voix grinçante, qui partant dans les aigus sous l’effet de l’émotion, ou bien ses grands yeux qui n’étaient pas sans évoquer les vaches de dessin animé. Depuis longtemps déjà, la téléréalité dite d’enfermement ne se contentait plus de filmer vingt-quatre heures sur vingt-quatre l’ennui abyssal d’une poignée de jeunes cobayes. Au principe fondateur d’exhibition il avait fallu ajouter d’autres ingrédients : affabulations, désinhibition, sexualité exacerbée. Les corps avaient muté au rythme des prénoms, réels ou d’emprunt. Dylan, Carmelo, Kellya, Kris, Beverly, Shana avaient remplacé Christophe, Philippe, Laure et Julie.

Dans un roman qui prend des allures de polar, Delphine de Vigan s’empare une nouvelle fois des maux de la société pour bousculer le lecteur et l’interroger sur les limites de la décence. A partir de faits réels – des bribes de la première saison de Loft Story – elle dresse le portrait d’une société qui a petit à petit abandonné son droit à l’image pour offrir son intimité aux curieux. Pourquoi ressentons-nous le besoin de nous soumettre au regard de l’autre, d’attendre l’approbation de parfaits étrangers ? Qu’est-ce qui nous pousse à livrer nos propres enfants en pâture ? D’un thème a priori léger et superficiel, Delphine de Vigan nous tire un roman grave sur ces parents qui agissent comme s’ils étaient les propriétaires de leurs enfants. Quel droit à l’image ? Quel droit à l’oubli ? Comment rester maître de sa vie quand celle-ci a été exposée aux yeux de tous, 24h sur 24 depuis le plus jeune âge ? Oui le sujet est bien plus grave qu’il n’y paraît et ce livre devrait être lu par tous les parents qui ne pensent pas une seconde à mal en exposant leurs enfants au diktat des réseaux sociaux. Parce que le phénomène n’est pas si vieux que ça, parce qu’on n’a pas encore le recul nécessaire pour en maîtriser les répercussions, l’auteure nous a inventé une suite, un avenir proche qui nous permette de saisir l’ampleur des dégâts. Elle nous montre ce qui nous attend dans dix ans si nous ne faisons rien pour endiguer ce fléau. Roman contemporain aux allures de polar et de dystopie, Les enfants sont rois signe le retour d’une Delphine de Vigan bien plus en forme que dans ses derniers romans.


L’ESSENTIEL

Couverture de Les enfants sont rois de Delphine de Vigan

Couverture de Les enfants sont rois de Delphine de Vigan

Les enfants sont rois
Delphine de VIGAN
Editions Gallimard
Sorti le 04/03/2021 en GF et en audio
348 pages (8h01 d’écoute pour la version audio)

Genre :  roman de société
Plaisir de lecture : ❤❤❤❤❤
Recommandation : oui
Lectures complémentaires :  les autres romans de l’auteure et notamment l’excellent Les heures souterraines, les livres d’Amélie Antoine dont Fidèle au poste et Raisons obscures, Miracle de Solène Bakowski

RÉSUMÉ DE L’ÉDITEUR

« La première fois que Mélanie Claux et Clara Roussel se rencontrèrent, Mélanie s’étonna de l’autorité qui émanait d’une femme aussi petite et Clara remarqua les ongles de Mélanie, leur vernis rose à paillettes qui luisait dans l’obscurité. “On dirait une enfant”, pensa la première, “elle ressemble à une poupée”, songea la seconde.
Même dans les drames les plus terribles, les apparences ont leur mot à dire. »

À travers l’histoire de deux femmes aux destins contraires, Les enfants sont rois explore les dérives d’une époque où l’on ne vit que pour être vu. Des années Loft aux années 2030, marquées par le sacre des réseaux sociaux, Delphine de Vigan offre une plongée glaçante dans un monde où tout s’expose et se vend, jusqu’au bonheur familial.


TOUJOURS PAS CONVAINCU ?

3 raisons de lire Les enfants sont rois

  1. L’auteure dresse un portrait psychologique très fin des influenceurs
  2. Le lecteur est régulièrement renvoyé à ses propres pratiques en matière de réseaux sociaux
  3. En plus d’être un roman sociétal réussi, ce livre peut se lire comme un polar ou une dystopie, ce qui peut le rendre intéressant pour bien des publics

3 raisons de ne pas lire Les enfants sont rois

  1. Certains lecteurs ont pu reprocher à ce livre une démonstration trop appuyée, un manque de finesse
  2. On retrouve également dans les critiques l’hésitation entre fiction et documentaire (ce que personnellement je n’ai pas ressenti comme tel)
  3. Pour certains enfin, le sujet de l’exploitation des enfants sur les réseaux sociaux est un thème éculé (ils ont certainement des références littéraires que je n’ai pas…)

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