Il s’est lancé dans la bande dessinée très jeune, mais le dessinateur belge Alain Henriet a dû attendre d’avoir atteint la quarantaine avant d’enfin connaître le succès. Le déclic a été sa rencontre avec le scénariste Yann. Ce dernier a écrit pour lui la magnifique série historique « Dent d’ours », dans laquelle les inséparables amis d’enfance Hanna, Max et Werner finissent par devenir des ennemis à cause de la guerre et du nazisme. Le dessin d’Alain Henriet y fait merveille et les six tomes de la série, publiés entre 2013 et 2018, ont tous connu un grand succès commercial et critique. C’est ce qui a poussé le duo Yann-Henriet à poursuivre dans la même voie en démarrant la série « Black Squaw », dont l’héroïne est inspirée de Bessie Coleman, la première aviatrice afro-américaine de l’Histoire. Le deuxième tome de cette nouvelle série, intitulé « Scarface », est sorti il y a peu. L’occasion de poser quelques questions à Alain Henriet, dont le travail est de plus en plus reconnu, comme le prouve la récente exposition de ses planches originales à la galerie Huberty & Breyne à Bruxelles.
Comment est née votre collaboration avec Yann?
Cela remonte à 2007 ou 2008. A l’époque, Yann avait été nommé scénariste officiel de la série Buck Danny. Pendant plus d’un an, les éditions Dupuis ont cherché qui pourrait l’accompagner en tant que dessinateur. C’est comme ça qu’un jour, Yann me téléphone. Il avait découvert mon travail sur « Damoclès » et il trouvait que j’avais un trait à la fois vintage et technique qui correspondait bien au style de Buck Danny. Je dois bien avouer que ce personnage ne m’intéressait absolument pas et que je n’avais lu aucun album de la série. Au départ, j’ai donc refusé. Mais j’ai rapidement changé d’avis parce que c’était intéressant financièrement et qu’il faut bien vivre. Comme mes BD n’avaient jamais fait de grosses ventes jusque-là, je me suis dit que ça valait la peine de tenter le coup.
Pourquoi ce projet n’a-t-il pas abouti?
L’ambition de Yann était de raconter la jeunesse de Buck Danny, en bouchant les trous entre les albums. Son histoire démarrait en 1929, lorsque le personnage avait 17 ans. Quand le fils de Jean-Michel Charlier a appris ça, il a dit qu’il était hors de question de se lancer là-dedans. Pour lui, notre version de Buck Danny devait être contemporaine et pas historique. En plus, il avait peur que Yann en profite pour refaire du « Pin-Up ». Du coup, notre projet a été balayé de la table. Sergio Honorez, qui était directeur éditorial de Dupuis à l’époque, était très embêté et nous a proposé de nous lancer dans une autre série. Une semaine après, Yann est arrivé avec le scénario de « Dent d’ours ». Personnellement, j’étais ravi parce que je trouvais cette histoire largement meilleure que son Buck Danny.
Les six albums de « Dent d’ours » ont eu énormément de succès. Au départ, la série devait pourtant être beaucoup plus courte, non?
Oui, absolument. Au tout début du projet, on parlait de seulement deux albums. Puis très vite, on est passé à trois, et ensuite à quatre. Mais il a fallu qu’on se batte pour obtenir cette prolongation, parce qu’à la base, le service marketing de Dupuis n’était pas d’accord pour faire quatre albums. Yann a donc été discuter avec eux, et la solution qu’il ont trouvée a été de faire un premier cycle de trois tomes puis de continuer avec deux tomes supplémentaires. Ensuite, quand Yann a découvert un peu plus tard que les Nazis avaient placé des bases au Canada, ça lui a permis d’enrichir encore son histoire avec des nouveaux rebondissements. Résultat des courses : il a fini par écrire un sixième album. Au final, il y a donc eu deux cycles de trois bouquins. Et tout le monde était content parce que la série a effectivement très bien marché.
Et l’idée de « Black Squaw », elle est venue à quel moment?
C’est quand je travaillais sur les dernières pages du tome 3 de « Dent d’ours », en février 2015, que Yann m’a parlé pour la première fois de son idée pour « Black Squaw ». Au début, il voulait que je me lance dans cette nouvelle série tout en travaillant sur « Dent d’ours » en parallèle, mais je lui ai dit que ce n’était pas possible. Je préférais d’abord terminer les six tomes de « Dent d’ours » avant de me lancer dans « Black Squaw ». Finalement, c’est ce qu’on a fait. On a attendu quelques années avant de se lancer. Entretemps, on a quand même eu un très gros stress il y a un an et demi lorsqu’on a vu arriver en librairie une autre série intitulée « Liberty Bessie », avec une aviatrice noire sur la couverture. L’album est paru huit mois avant le nôtre. Autant dire qu’on a cru que c’était la catastrophe et qu’on s’était fait griller notre idée. J’ai couru acheter l’album tout de suite pour voir de quoi il s’agissait. Heureusement, quand je l’ai lu, je me suis rendu compte que l’histoire n’avait aucun rapport avec la nôtre. La seule raison pour laquelle le personnage de cette autre série s’appelle Bessie, c’est parce que son père l’a appelée comme ça en hommage à Bessie Coleman. Mais pour le reste, « Liberty Bessie » se déroule à une autre époque que « Black Squaw » et son heroïne n’est pas Bessie Coleman elle-même. Ouf, quel soulagement!
Comment avez-vous découvert cet incroyable personnage de Bessie Coleman?
Yann connaissait la vraie Bessie Coleman depuis quelques années et il avait déjà pensé à l’utiliser pour en faire une histoire. Mais comme elle est morte jeune dans un accident, il pensait qu’il n’y avait pas suffisamment de matière pour nourrir toute une série. C’est au moment où il a découvert que le frère de Bessie avait été le cuisinier personnel d’Al Capone qu’il a changé d’avis. En combinant la première aviatrice afro-américaine de l’Histoire et le plus grand criminel de l’époque, tout s’est mis en place. Il faut savoir en effet qu’Al Capone utilisait énormément d’avions et de pilotes pour pouvoir faire ses trafics.
« Black Squaw » s’appuie donc en partie sur des éléments véridiques. Qu’est-ce qui est vrai et qu’est-ce qui ne l’est pas dans la série ?
En réalité, on n’a pas tellement d’éléments sur la vie de la vraie Bessie Coleman. Tout ce qu’on sait d’elle se trouve dans la BD. Evidemment, il y a des gros vides à combler pour relier ces différents éléments entre eux. Et là, on fait ce qu’on veut. Notre objectif n’est pas faire de la BD purement historique, mais de proposer du divertissement.
Est-ce que vous avez eu des contacts avec la famille de Bessie Coleman?
Non, aucun. Pour être honnête, je ne suis pas certain qu’ils savent que la BD existe, même si nous sommes référencés sur la fiche consacrée à Bessie Coleman sur Wikipedia. C’est d’ailleurs le cas aussi pour la fiche de Hanna Reitsch, l’héroïne de « Dent d’ours », qui a elle aussi réellement existé. C’était une pilote nazie, qui a battu plein de records.
Yann a une passion particulière pour les femmes aviatrices?
En tout cas, il a toujours été fan d’aviation, notamment de Buck Danny. On peut dire que c’est son dada. C’est d’ailleurs pour raconter ce genre d’histoires qu’il est venu me chercher. Et j’ai été ravi de le suivre là-dedans, même si à la base je n’ai pas spécialement une passion pour les avions. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de pouvoir travailler avec Yann. J’aime ses scénarios, ses histoires, ses personnages. A côté de ça, je m’emploie évidemment à dessiner les avions le plus fidèlement possible. Mais pour être hônnete, je ferais pareil si on me demandait de dessiner des voitures ou bien une maison avec un arbre à côté.
Il y aura combien de tomes à votre série « Black Squaw »?
On a pris l’habitude de travailler par cycles de trois albums. Dans un premier temps, il y en aura donc trois. Et ensuite, il y en aura certainement trois autres. C’est le même principe que pour « Dent d’ours ». Cette manière de travailler plaît bien à l’éditeur parce que ça lui permet de proposer des coffrets par cycles et donc de continuer à faire vivre la série commercialement. Quand les deux tomes de « Black Squaw » sont sortis, par exemple, Dupuis en a profité pour pousser les deux cycles de « Dent d’ours » chez les libraires. Et à chaque fois, ça a bien marché.
Qu’est-ce qui explique le succès de « Dent d’ours » et « Black Squaw »?
Je n’en sais rien. Avant « Dent d’ours », j’ai fait quinze ans de BD et ça n’a jamais très bien marché. Je faisais partie de ces auteurs dont les albums se vendent un peu, mais pas beaucoup. Quand j’ai eu l’opportunité de travailler avec Yann, j’ai donc sauté dessus. J’allais avoir quarante ans à ce moment-là et je me suis dit qu’il était temps de se remettre en question et de passer un cap, y compris en améliorant le niveau de mon dessin et en essayant de combler mes lacunes. Cela a été une période de grosse remise en question pour moi, mais au final ça m’a servi de déclic. Certaines personnes ont même demandé à Yann si le Henriet avec lequel il travaille était le même que l’autre, celui de « Damoclès ». Beaucoup de gens pensent même que j’ai commencé la BD avec « Dent d’ours ». C’est la preuve que ma remise en question a bien fonctionné! (rires)
Qui sont les lecteurs de vos séries?
Étonnamment, ce sont des séries qui plaisent beaucoup aux enfants et aux ados. Et ça, j’avoue que ça m’a surpris, étant donné que mon lectorat habituel est plutôt composé d’hommes de plus de 40 ans. Je crois que c’est notamment lié au fait que les planches de « Dent d’ours » et « Black Squaw » sont pré-publiées dans le journal Spirou, ce qui permet de toucher un tout autre public. Ce sont aussi des séries qui touchent un lectorat beaucoup plus féminin que mes autres bandes dessinées, sans doute grâce aux personnages féminins forts dans nos albums. Là non plus, je ne m’attendais pas à ça, parce que dans ma tête, les trucs de guerre s’adressent avant tout aux hommes.
Est-ce que c’est parce que vous touchez un public plus jeune que vous avez décidé de donner un plus grand rôle aux enfants dans le tome 2 de « Black Squaw »?
Non, il s’agit d’un accident. Dans le tome 1, Yann m’avait demandé de dessiner une douzaine de gamins, mais il ne prévoyait pas vraiment de les utiliser de manière importante. C’est en découvrant la manière dont j’avais typé chacun de ces personnages que Yann a eu envie de leur donner un rôle plus prépondérant. Du coup, on a commencé à en parler ensemble et je lui ai dit que je suis un grand fan de la version dessin animé de Tom Sawyer, dans laquelle il y a toute une bande de gamins. Ce sont eux qui m’ont servi de source d’inspiration pour les enfants dans « Black Squaw ». Cela a beaucoup plu à Yann, et il a finalement décidé d’en faire des personnages bien plus importants dans ce deuxième album. Mais ce n’était pas du tout prévu comme ça à la base.
Est-ce qu’il y a des auteurs qui vous inspirent particulièrement?
Quand j’étais petit, je lisais surtout des BD classiques, notamment les Tuniques Bleues ou Lucky Luke. Puis quand j’ai eu seize ans, j’ai découvert les comics et je me suis passionné pour les histoires de superhéros pendant des années. En particulier celles du dessinateur anglais Alan Davis. En découvrant son travail, j’ai reconnu ce que je pourrais devenir. Tout à coup, je me suis vu dans le futur. Son dessin était à la fois réaliste et expressif, avec des pointes humoristiques. Ca a été une véritable révélation pour moi et c’est ce qui m’a poussé à m’inscrire à des cours pour devenir dessinateur. En 1996, quand Spirou a lancé un concours de dessin dans toutes les écoles supérieures de Belgique francophone pour trouver des nouveaux jeunes auteurs, je l’ai gagné et je me suis retrouvé chez Dupuis pendant quatre mois. La plupart des auteurs de là-bas étaient très loin de mon univers mais un jour, j’ai rencontré Alain Dodier, l’auteur de Jérôme K. Jérôme Bloche, avec qui j’ai passé une journée entière. Il m’a expliqué plein de petites choses qui me sont toujours utiles aujourd’hui. Je vais manger avec lui encore au moins une fois par an.
Et quand vous aurez fini « Black Squaw », quel sera votre prochain projet?
C’est trop tôt pour le dire, mais par contre, je peux déjà vous révéler que « Dent d’ours » n’est pas mort.
Ça, c’est un scoop! Il y aura donc un troisième cycle?
En tout cas, Yann a une idée pour un nouveau cycle de trois albums avec « Dent d’ours ». Il m’a raconté toute l’histoire et ça tient parfaitement la route. Je lui ai donc donné mon accord pour le faire. Mais d’abord, je veux terminer « Black Squaw ». J’aime bien me concentrer sur une chose à la fois.
Et elle parlera de quoi, cette suite de « Dent d’ours »?
Ca, je ne peux évidemment pas encore le révéler. Mais c’est bien essayé! (rires)