René Daumal (1908-1944) est un poète, critique, essayiste, indianiste, écrivain et dramaturge français. Très tôt engagé dans des expériences littéraires novatrices, René Daumal crée avec trois amis, à Reims, un groupe inspiré d’Alfred Jarry, Arthur Rimbaud et des surréalistes. Bons élèves au lycée, ils cherchent comme Rimbaud « le dérèglement de tous les sens » (drogue, roulette russe…), dans un esprit de découverte. A 17 ans, Daumal connaît une expérience qu'il qualifiera de « déterminante » et lui donne la « certitude de l’existence d’autre chose, d’un au-delà, d’un autre monde ou d’une autre sorte de connaissance » en s'intoxiquant au tétrachlorométhane dont il se sert pour tuer les coléoptères qu'il collectionne et il a l’intuition qu’il pourra rencontrer un autre monde en se plongeant volontairement dans des intoxications proches d'états comateux ressemblant à ce que certains appelleront plus tard expériences de mort imminente.
Son œuvre assez importante est surtout constituée d’essais et de correspondances, en grande partie posthume comme ce roman, Le Mont Analogue publié en 1952, au sous-titre improbable Roman d'aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques mais qui en donne le ton.
J’avoue être tombé des nues en apprenant l’histoire de ce livre qui m’était complètement inconnu car à mon plus grand étonnement il circulait beaucoup dans une sphère qui m’était très familière dans ma jeunesse : les hippies se le refilaient, de nombreux réalisateurs se sont cassés les dents à vouloir l’adapter au cinéma (comme Alejandro Jodorowski par exemple…), un roman livre de chevet pour de nombreux intellectuels (François Mitterrand…) Tout cet historique était à lire dans la série de six articles (!) publiés par Le Monde cet été.
Avant de vous engager dans cette lecture, sachez qu’il s’agit d’un roman inachevé qui s’arrête brusquement en cours de chapitre cinq, sur les sept initialement prévus. La part manquante est suggérée par l’éditeur à partir de notes et d’écrits de l’écrivain.
Théodore, le narrateur, a écrit un article où il imagine une montagne, le Mont Analogue. A sa grande surprise il est contacté par Pierre Sogol, un moine défroqué qui « ne sait rien faire d’autre, dans la vie, que d’inventer des absurdités » lui proposant de monter une expédition pour explorer cette montagne dont il se fait fort de découvrir sa localisation géographique. Déployant une théorie croquignolette faite de calculs savants, Sogol finit par convaincre Théodore de l’existence de ce mont et le situe au cœur du Pacifique sud. Chacun des deux sélectionne quelques amis savants pour les accompagner, et tout ce petit monde embarque sur L’Impossible (sic !) et vogue vers cette improbable aventure…
Là encore je dois prévenir le lecteur, s’il lit ce roman superficiellement, comme un banal roman d’aventures, il va être déçu. Pour l’apprécier il faut accepter la règle du jeu : lire entre les lignes, voir au-delà des mots. Ici tout est symbolique ou métaphorique, il faut chercher le sens profond pas toujours évident qu’une lecture distraite et non prévenue pourrait ne pas voir.
Le mont Analogue c’est la synthèse entre toutes les montagnes qu’on rencontre dans tous les récits mythologiques, religieux ou légendaires, le Sinaï, l’Olympe etc. La « chose » qui fait le lien entre les Hommes qui vivent à sa base et les Dieux qui résident à son sommet, la possibilité de communiquer entre le réel et l’au-delà. Chercher et trouver le mont Analogue est une quête spirituelle.
Les principaux thèmes abordés dans l’ouvrage sont l’obstination à vouloir comprendre et savoir, rendre possible ce qui paraît impossible ; l’ascension du mont, plus complexe que prévue oblige le groupe à abandonner tout le matériel prévu et s’équiper plus léger (les hippies devaient adorer cet angle) ; texte à portée écologique aussi puisqu’il y est question de responsabilité de l’Homme dans la destruction du cycle de la Nature et de son équilibre biologique. On y trouve un aspect visionnaire quand l’un des personnages imaginait qu’au lieu « d’élever des bœufs, on pourrait, se disait-il, cultiver directement des biftecks ».
Un roman très étonnant, très riche bien qu’amputé, qu’on devra lire avec attention pour en retirer toute la substantifique moelle.