La Loire est le nom d’un front : le front qui sépare la Vendée catholique rive gauche, et l’Ouest laïc et républicain rive droite. Née à Angers de parents instituteurs ruraux, Danièle Sallenave a connu de près les derniers feux de cette opposition multiséculaire entre l’école et le clocher, qui infusait naguère tous les aspects de l’existence. Et aujourd’hui ? Le catholicisme a connu un relatif effondrement en France, mais on n’a jamais autant parlé de laïcité. L’Églantine et le muguet (2018) fait ainsi le pari qu’on peut trouver, dans l’Anjou républicain, les ressources d’un discours apaisé, entre autres, sur l’islam de France.
L’églantine, c’est la fleur rouge du Front populaire, et le nom d’un club de foot que fonde le père de l’autrice à Trélazé, à l’est d’Angers, avec des ouvriers ardoisiers. Le muguet, c’est la fleur de la Vierge Marie, choisi par Pétain comme symbole du 1er mai. L’Anjou est une terre en lutte, d’un côté comme de l’autre.
Côté catholique : le même 33ème régiment d’infanterie d’Angers, créé en 1627 pour assiéger les protestants à La Rochelle, s’illustrera plus tard au service du maréchal Bugeaud en Algérie (199), toujours au service du catholicisme militarisé. Le style architectural néo-gothique, nostalgique de la foi médiévale, naît en Anjou, au moment où l’ancienne noblesse décide de restaurer le château de Chanzeaux détruit par la Révolution. Car la foi en Anjou est polémique : la crue de la Loire de juin 1856 est interprétée par Mgr Dupanloup comme la sanction… d’une réédition des œuvres de Voltaire (321) !
Côté républicain : c’est une société secrète de Trélazé, « la Marianne », qui rendra célèbre la Marianne auprès des républicains. La Résistance, en Anjou, est surtout un fait républicain, tandis que les autorités ecclésiastiques s’accommodent des lois antijuives de Vichy (il faut dire qu’il n’y a que 200 Juifs en Anjou en 1940, dont 29 seulement sont nés à Angers, les autres venant d’Alsace, 417-418). L’École Normale d’instituteurs d’Angers s’illustrera particulièrement ; entre autres, le normalien Daniel Crétin, catholique et Résistant de la première heure, est arrêté alors qu’il se présente pour passer le baccalauréat, et fusillé en juin 1943, à 19 ans.
Hélas, le pèlerinage sur les terres de la lutte est aussi détaillé sur le plan historique, que décevant sur le plan idéologique. Plus l’enquête progresse, plus le discours de Danièle Sallenave est binaire et manichéen : bons républicains raisonnables contre catholiques superstitieux d’un côté, communistes irréalistes de l’autre. L’on apprendra certes, dans les premières pages, les exactions des Républicains dans la répression de l’insurrection vendéenne, comme ces peaux de Vendéens tannées par un chirurgien-soldat en 1793 (52). L’on verra évoquée à plusieurs reprises la fureur coloniale du camp républicain, qui appelle du même nom de « brigands » les Algériens rebelles et les Vendéens monarchistes (286). L’on saura que la grand-mère de Danièle Sallenave, pourtant de culture républicaine, avait pleuré le jour de 1901 où les crucifix furent retirés des salles de classe. L’on saura la bouleversante amitié entre le père instituteur de Danièle Sallenave et le prêtre Colas des Francs, amitié née dans un camp de travail allemand : rien de tel qu’un ennemi commun pour effacer les anciens griefs ! L’autrice est même prête à admettre que les instituteurs de village professaient un certain mépris de « la brousse et la cambrousse », des colonies et des campagnes, supposées trop arriérées, trop pieuses et trop réactionnaires pour mériter les bienfaits de la République (381-382).
Comment ne pas être troublé·e par ces ambiguïtés du républicanisme ? Et comment ne pas voir que « l’églantine d’honneur » que Danièle Sallenave distribue aux martyrs de la République qu’elle rencontre dans son histoire ne sont pas du tout un mot rationnel et laïc, mais bien une sanctification religieuse d’un autre genre ? N’y a-t-il pas des « saints laïcs », comme elle l’admet à propos du Dr Garnier, le « docteur des pauvres » du premier Empire (580) ? Lorsqu’un homme d’Église est aussi Résistant, comme l’abbé Jollec qui mit sa carrière et sa vie en danger pour les Tsiganes qu’il rencontra au camp de Montreuil-Bellay, l’autrice lui attribue symboliquement « l’églantine d’honneur », sans se soucier s’il était ou non républicain : pour elle, un héros est républicain ou n’est pas.
Cette simplification va jusqu’à la mauvaise foi et au manque de sensibilité. Sur les lieux paisibles de l’île de Béhuard, lieu de pèlerinage médiéval un temps oublié, et magnifique commune verdoyante, l’autrice ne veut voir autour d’elle que le choix militant, par quelques évêques zélés, d’un lieu de superstition ressuscité au XIXe siècle pour rechristianiser l’Anjou.
Comme les marxistes ancien style, Danièle Sallenave refuse à la religion toute fonction explicative des mouvements de l’Histoire : l’islam serait une entité fumeuse dissimulant, dans le discours catholique, les inégalités économiques seules véritables causes des révoltes populaires, en Algérie (266) comme en France (335). S’il y a des islamistes en Algérie, conclut-elle, confite dans ses certitudes de gauche, la raison en est que… nous n’avons pas assez appliqué la loi 1901 du temps de l’Algérie française (512) !
Le livre radote et se répète, comme il est normal pour un livre d’Académicienne : d’ailleurs l’autrice s’en rend compte et s’en excuse à plusieurs reprises. On se prend à penser que le livre est une démonstration de l’impasse de la laïcité républicaine, car il appartient de plein droit au genre hagiographique. La véritable religion de Danièle Sallenave en effet, si ce n’est pas le vin d’Anjou (257), c’est l’école laïque, celle qui a pour mission de « rendre la raison populaire » (462), selon l’idéal de Condorcet, comme s’il n’y avait aucune forme de raison employée dans les universités catholiques d’Angers. Lorsqu’au terme du voyage, dans les cent dernières pages, l’autrice nous livre finalement sa conception de la laïcité, il ne s’agit pas du cadre dans lequel s’exprimeraient librement les religions, mais bien des conséquences politiques d’une démonstration logique, inspirée de Lucrèce, selon laquelle l’idée de Dieu est nulle et non avenue (506-507). On serait moins fumeux et plus honnête en appelant cela un athéisme d’État.
Danièle Sallenave, L’Églantine et le muguet [2018], folio, 2020, 656 p., 9,70€.