Editeur : l’école des loisirs
Nombre de pages : 222
Résumé : Dans le monde où vit Jonas, la guerre, la pauvreté, le chômage, le divorce n’existent pas. Les inégalités n’existent pas. La désobéissance et la révolte n’existent pas. L’harmonie règne dans les cellules familiales constituées avec soin par le comité des sages. Les personnes trop âgées, ainsi que les nouveau-nés inaptes sont « élargis », personne ne sait exactement ce que cela veut dire. Dans la communauté, une seule personne détient véritablement le savoir. Lorsque Jonas aura douze ans, il se verra attribuer, comme tous les enfants de son âge, sa future fonction dans la communauté. Jonas ne sait pas encore qu’il est unique…
- Un petit extrait -- Mon avis sur le livre -« La communauté où il avait passée l'intégralité de sa vie était maintenant derrière lui, endormie. A l'aube, la vie ordonnée et disciplinée qu'il avait toujours connue continuerait sans lui. La vie où il ne se passait jamais rien d’inattendu. Ni d'importun. Ni n'inhabituel. La vie sans couleur, sans douleur, sans passé. »
Nous vivons dans une drôle d’époque, où le maitre mot semble être « toujours plus ». Toujours plus de pages, toujours plus de complexité … Les auteurs d’aujourd’hui semblent s’imaginer que pour que leur ouvrage se démarque des autres, ils doivent consacrer cinquante mille ans à peaufiner le moindre détail de leur univers, compilant des centaines de milliards d’informations dans des énormes encyclopédies personnelles, oubliant parfois qu’ils sont supposés offrir au lecteur une histoire et non pas un manuel de worldbuilding. Ils semblent aussi croire que leur roman doit forcément être beaucoup plus gros que celui du voisin, et ils allongent artificiellement le récit en y ajoutant maintes descriptions sans fins, maintes dialogues d’une platitude effroyable, souvent utilisés pour transmettre « subtilement » les centaines de milliards d’informations issues des encyclopédies évoquées plus haut, ne réussissant qu’à donner mal au crâne au lecteur submergé. Au milieu de tout cela, quel bonheur que de se replonger dans des « vieux » ouvrages, des livres publiés avant cette course au « toujours plus », des livres plus sobres mais autrement plus forts !
Jusqu’à aujourd’hui, la vie de Jonas n’a jamais été contrariée par le moindre imprévu. Comme tous les membres de la communauté, il est né d’une mère porteuse, a passé ses premiers mois au Centre nourricier avant d’être confié à une cellule familiale. Comme tous les membres de la communauté, il a reçu une veste boutonnée sur le dedans en devenant un sept-ans, a commencé ses heures de bénévolat en devenant un huit-ans, a reçu son vélo personnel lors de la cérémonie des neuf-ans, s’est fait couper les cheveux avec les autres dix-ans. Et le voici qui s’apprête à devenir un douze-ans : c’est l’étape la plus importante, celle qui marque la fin de l’enfance et le début de l’âge adulte. Car lors de la cérémonie des douze-ans, tous les jeunes de la communauté apprennent à quel poste ils ont été attribués : le Conseil a longuement observé chacun d’eux, a discuté avec leurs instructeurs jusqu’à déterminer quelle responsabilité leur correspondait le mieux. Jonas deviendra-t-il nourricier comme son père ? Travaillera-t-il au Centre de justice comme sa mère ? Quel sera son rôle au sein de la communauté ? Il était prêt à toutes les possibilités … sauf à celle qui eut réellement lieu : le voici choisi pour devenir dépositaire de la mémoire, un poste unique et méconnu qui, parait-il, lui apportera de grandes souffrances et requiert un grand courage …
Au sein de la communauté, la précision du langage est une règle des plus importantes : dès leur plus jeune âge, les enfants apprennent à utiliser le mot juste, le juste mot, pour exprimer leurs pensées, leurs émotions. Ce n’est pas toujours évident : comment faire comprendre à l’autre ce que l’on ressent au plus profond de nous-même ? C’est ma grosse difficulté aujourd’hui : réussir à vous transmettre à quel point ce roman m’a bouleversée, chamboulée, marquée, alors que les mots me semblent bien fades pour le dire avec justesse. C’est en effet un roman d’une puissance rare que nous offre ici l’autrice, un roman d’autant plus puissant qu’il est simple et efficace : il va toujours à l’essentiel sans en rajouter. L’autrice n’a pas voulu être louée pour son imagination débordante lui permettant de décrire dans les moindres détails la symbolique qui se cache derrière l’agencement des parterres de fleurs devant le Centre nourricier, elle a voulu transmettre un message. Et pour cela, rien de mieux que la sobriété. Bien sûr, elle est bien obligée de nous donner quelques informations sur le fonctionnement de la communauté, afin que nous comprenions vraiment le cheminement du jeune Jonas, mais elle n’en fait jamais trop : juste ce qu’il faut pour servir l’histoire, sans jamais l’éclipser.
Et paradoxalement, c’est justement parce qu’elle va à l’essentiel que cet univers est aussi bien campé : c’est parce que le lecteur est en mesure de l’appréhender facilement, sans que l’autrice ait besoin d’en dire beaucoup, que cet univers fait « vrai », réaliste, crédible et authentique. Pas besoin de faire beaucoup d’effort pour imaginer ce futur où toutes souffrances, toutes inégalités, toutes menaces ont été éradiquées. D’une certaine manière, on pourrait presque en rêver, d’un monde sans guerre ni violence, sans famine ni pauvreté, d’un monde où chaque individu est parfaitement égal à son voisin, où les mensonges sont formellement interdits et où chacun participe selon ses aptitudes à la vie commune. D’un monde où toutes sources d’angoisse ou de tristesse ont été éliminées : pas de risques de souffrir d’un divorce difficile, quand les couples sont formés en fonction des affinités de caractère et de personnalité pour garantir un équilibre parfait, pas de risques de faire un burnout quand votre poste a été savamment choisi pour correspondre exactement à ce que vous êtes capables de faire. A vrai dire, aucun membre de la communauté ne sait que tout ceci existe, ou du moins a existé un jour.
Aucun, sauf le dépositaire de la mémoire. C’est-à-dire notre jeune Jonas, qui du haut de ses douze ans s’apprête à endosser la terrible responsabilité de porter sur lui tous les souvenirs de l’humanité, tous ces souvenirs que son mentor, le Passeur, a lui-même reçu de son prédécesseur, qui les tenait lui-même du dépositaire précédent, et ainsi de suite. Jour après jour, le vieux Passeur va tout transmette au jeune Dépositaire. Celui-ci va alors découvrir tout ce qu’on a décidé de supprimer au sein de la communauté : les couleurs, toutes ces nuances de couleurs qui rendent le monde incroyablement plus beau que ces ternes nuances de gris auxquels il était habitué, et les émotions, les sentiments, tout ce qui lui donne le sentiment de vivre pleinement. A travers ces souvenirs, Jonas va découvrir la joie de dévaler une pente enneigée sur une luge, va découvrir le bonheur de fêter son anniversaire tout seul et non pas entouré de quarante-neuf autres jeunes du même groupe d’âge, et il va découvrir l’amour profond et ineffable qui unissait auparavant les membres d’une famille (et non pas d’une cellule familiale constituée par une commission). Mais le jeune Jonas va également découvrir la souffrance, la vraie, pas celle d’une petite égratignure aussitôt soulagée avec un médicament. Il va découvrir l’horreur de la guerre, de la pauvreté, de la cruauté humaine. L’horreur de la mort.
Pauvre enfant ! Et pauvre vieux ! Derrière ce titre éminemment honorifique de « dépositaire de la mémoire », derrière le respect dont tout le monde fait preuve à leur égard par simple respect des règles, c’est le plus horrible des fardeaux qui est le leur. Ils sont les seuls, les deux seuls, à savoir à quel point leur monde est un mensonge, à quel point la vie est bien plus riche que cette existence morne et rassurante, où le mot « liberté » ou « amour » ont été oubliés. Comment connaitre la joie quand on ne connait pas le malheur, quand on n’a en réalité aucun moyen de prendre conscience de notre chance ? Peut-on, doit-on, au nom du bien commun, effacer toute individualité pour éviter la moindre inégalité ? Peut-on, doit-on, au nom du bien commun, effacer tout libre arbitre pour éviter le moindre égarement ? Peut-on, doit-on, au nom du bien commun, tout miser sur la rationalité et le pragmatisme au détriment de l’émotivité et de la spontanéité ? Un monde sans haine, ça fait rêver, mais un monde sans amour, ça fait cauchemarder. C’est un live qui, derrière son apparente simplicité, nous rappelle toute la complexité de la vie, nous rappelle que derrière tout idéalisme se cache d’autres réalités pas toujours rutilantes. Mais ce que j’ai beaucoup aimé, c’est que contrairement à beaucoup de dystopies actuelles, il n’y a pas d’insurrection violente, pas de soulèvement meurtrier : c’est dans la douceur, la subtilité, que Jonas se dresse contre cette tyrannie qui s’ignore …
En bref, vous l’aurez bien compris, ce fut tout simplement un vrai coup de cœur. Malgré, et peut-être grâce à, sa brièveté, ce récit est d’une puissance indicible : c’est un récit qui vous prend aux tripes, qui vous noue la gorge, qui vous tire les larmes aux yeux, car il résonne profondément en vous par sa simplicité même. Et il résonne douloureusement avec la réalité de notre monde : qu’on le veuille ou non, notre société est de plus en plus « insensible », toute concentrée qu’elle est sur la productivité, la croissance, le profit, le rendement, au détriment de l’épanouissement, du dévouement, des sentiments. Qu’on le veuille ou non, notre existence est déjà contrôlée par une entité extérieure à nous-mêmes : nous ne plions certes pas aux règles d’un Conseil, mais nous suivons aveuglément le « progrès » et les influences des réseaux sociaux, avec une sorte de fatalisme qui justifie notre assentiment (« bah, c’est comme ça maintenant, il faut bien faire avec … oh, j’ai un follower de plus, vite, il faut que je joue avec l’algorithme pour être encore un peu plus célèbre ! »). Qu’on le veuille ou non, la réalité de la mort dépasse toujours un peu plus les jeunes générations, qui n’ont plus conscience de cette réalité à force de « ressusciter » dans leurs jeux vidéo … Sans en avoir l’air, c’est un ouvrage qui parle finalement de notre monde, de notre temps, et qui nous invite, peut-être, comme Jonas, à réfléchir par nous-mêmes et oser changer les choses.