Alice Guy (Catel – José-Louis Bocquet – Editions Casterman)
Le 24 mars 1968, Alice Guy décède dans une maison de repos à Wayne, dans le New Jersey, à l’âge de 94 ans. Sa mort ne fait pas les grands titres des journaux et aucun hommage particulier ne lui est rendu par le monde du cinéma. La vieille dame, dont la carrière est tombée dans l’oubli depuis des dizaines d’années, disparaît dans l’anonymat le plus complet. Victime de plusieurs attaques cérébrales, elle-même a tout oublié de son glorieux passé durant les dernières années de son existence. Alice Guy a pourtant eu un destin extraordinaire, puisqu’elle a été l’une des pionnières du cinéma en France et dans le monde. Elle a tourné son premier film en 1896, un an à peine après l’invention du cinématographe par les frères Lumière. Audacieuse, indépendante et déterminée, Alice Guy ne s’est pas contentée d’être la première réalisatrice de l’Histoire du cinéma, elle a également été une avant-gardiste en tant que scénariste et productrice. A une époque, elle a même fait bâtir ses propres studios aux Etats-Unis: les studios Solax. Rien ne prédestinait pourtant cette jeune femme née en 1873 à un parcours tel que celui-là. Cinquième enfant de ses parents, la petite Alice passe les premières années de sa vie au Chili entre Santiago et Valparaiso, où son père possède deux librairies. Mais après les morts prématurées de son frère Louis, qui décède à seulement 17 ans d’une crise cardiaque, puis de son père Guy, dont les librairies font faillite, Alice doit elle aussi contribuer à faire vivre sa famille. Elle trouve alors du travail comme sténodactylo, un nouveau métier à l’époque, dans une société parisienne appelée le « Comptoir de la photographie ». C’est là qu’Alice devient la secrétaire d’un certain Léon Gaumont. C’est là aussi qu’elle assiste, presque par hasard, à la première projection des frères Lumière, ainsi qu’au succès croissant des films de Georges Méliès. Cet engouement pousse Léon Gaumont, qui a entretemps repris les rênes de la société, à se lancer dans la fabrication de caméras et de projecteurs. Mais Gaumont est un industriel, pas un artiste. Heureusement, il peut compter sur Alice Guy, qui lui souffle une idée de génie: pour alimenter ce nouveau marché et donc vendre des projecteurs, il est impératif de créer du contenu. Entre 1897 et 1922, Alice Guy imaginera et dirigera plusieurs centaines de films. On peut presque parler du Netflix de l’époque…
Depuis quelques années, la dessinatrice Catel Muller et son mari, le scénariste José-Louis Bocquet, ont pris la bonne habitude de mettre à l’honneur des femmes au destin extraordinaire dans des biographies dessinées. Ils se sont d’abord intéressés à Kiki de Montparnasse, un esprit libre qui fut la muse de toute une génération d’artistes au début du vingtième siècle. Puis ils ont raconté la vie d’Olympe de Gouges, figure marquante de la Révolution française et autrice de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Et enfin, plus récemment, ils ont mis en image la vie incroyablement riche de Joséphine Baker. Si Catel et Bocquet s’intéressent à ces femmes très différentes, c’est parce que ce sont toutes des pionnières dans leur domaine, mais aussi parce qu’elles ont souvent été oubliées par la grande Histoire. Or, comme le dit Catel, pour que la société évolue, il faut des modèles. Grâce à ses biographies dessinées, qui sont à la fois très documentées et pleines de fantaisie, elle veut donner aux filles des modèles de femmes affranchies, libres et insoumises. On comprend mieux dès lors pourquoi Catel et Bocquet se sont intéressés à Alice Guy. Son parcours est particulièrement intéressant parce qu’il est totalement en phase avec son époque, qui est une période d’innovations technologiques, industrielles et sociales. Ce dernier mot est important, car Alice Guy est une « progressiste ». Lors de son passage aux États-Unis, elle est notamment la première réalisatrice à diriger un film dont le casting est entièrement composé d’acteurs Africains-Américains. Plus tard, elle tente également, en vain, de produire un film sur le contrôle des naissances, un sujet ultra tabou à cette époque-là. Autant dire que cette épaisse biographie, qui est complétée par des pages documentaires sur les principaux protagonistes du livre, plaira à coup sûr aux férus de cinéma et d’Histoire, mais aussi et surtout à tous ceux qui s’intéressent aux femmes inspirantes. Et on peut dire qu’Alice Guy a de quoi susciter l’admiration! Après avoir lu cette BD, il est d’ailleurs très intéressant d’aller jeter un œil à quelques-uns de ses films, que l’on trouve encore sur YouTube. Notamment le délicieux « La fée aux choux », dans lequel une femme « cueille » des bébés dans un jardin, mais aussi « Madame a des envies », sur les désirs d’une femme enceinte, ou « Les conséquences du féminisme », qui inverse les rôles entre hommes et femmes. Des films qui, plus de 100 ans après avoir été tournés, demeurent d’une étonnante modernité.