Inutile d’être confronté à la situation pour imaginer le tsunami qui touche une famille avec un enfant lourdement handicapé. Un enfant qui ne parviendra jamais à l’âge adulte, qui ne pourra jamais s’asseoir, marcher, parler ni juste tenir sa tête droite.
Dans une telle situation on pense naturellement à la peine infinie des parents, à leur courage et à leur abnégation. On pense beaucoup moins à la fratrie qui doit elle aussi s’adapter à cet enfant différent qui accapare l’attention des parents, empêche de grandir dans l’insouciance de son âge, qui entrave toute perspective de bonheur familial. Difficile quand on est soi-même un enfant de ne pas en vouloir à ce frère mal né car né mal formé. On perçoit l’injustice de cette situation, on grandit plus vite et certainement trop vite avec des problèmes qui ne sont pas vraiment de notre âge. C’est cette onde de choc qu’est parvenue à capturer Clara Dupont-Monod dans son roman bouleversant.
Si la cadette résumait, l’enfant avait pris la joie de ses parents, transformé son enfance et confisqué son frère aîné.
On le lit avec peine et souffrance pour cette famille endeuillée avant même que la mort ne frappe à sa porte. On s’émeut de ce frère aîné qui prend soin de l’enfant comme une mère, on comprend que trop bien cette soeur cadette qui prend ses distances pour se protéger, on s’inquiète pour le petit dernier qui hérite d’un poids bien trop lourd à porter. Chacun à sa manière va devoir trouver sa place dans le sillage de cet enfant, occuper un rôle qu’il n’a pas forcément choisi, qui s’est imposé de lui-même selon sa place dans la fratrie, selon la place qu’on a bien voulu lui laisser. Les lignes bougent en permanence et ce qui est une épreuve pour tous va se transformer en preuve d’amour pour chacun. S’adapter, c’est ce que nous faisons de mieux quand la vie ne nous offre pas le choix.
Depuis, l’aîné a grandi sans se lier. Se lier, c’est trop dangereux, pense-t-il. Les gens qu’on aime peuvent disparaître si facilement. C’est un adulte qui a associé la possibilité du bonheur à celle de sa perte. Vents mauvais ou cadeaux, il ne laisse plus à la vie le bénéfice du doute. Il a perdu la paix. Il a rejoint ces êtres qui portent au coeur un instant arrêté, suspendu pour toujours. En lui quelque chose est devenu pierre, ce qui ne signifie pas insensible mais plutôt endurant, immobile, implacablement identique au gré des jours.
Ce roman m’a bien plus marquée que je ne l’imaginais au moment de ma lecture. D’une plume délicate et digne, l’auteure s’est emparée d’un sujet singulier et l’a traité avec une grande intelligence émotionnelle. Tout est très juste et à sa place dans ce roman, jamais de trop ni de trop peu, il est esthétique tout en étant profondément touchant. Voilà la littérature que j’aime, celle qui fait grandir l’âme.
Ce titre est en compétition pour le Prix Landerneau 2021.
L’ESSENTIEL
S’adapter
Clara DUPOND-MONOD
Editions Stock
Sorti le 25/08/2021
200 pages
Genre : contemporain
Plaisir de lecture :
Personnages : l’enfant, l’aîné, la cadette, le dernier et leurs parents
Recommandation : oui
Lectures complémentaires : Vivre ensemble d’Emilie Frêche, L’autre Rimbaud de David Le Bailly, Le cinquième enfant de Doris Lessing
RÉSUMÉ DE L’ÉDITEUR
C’est l’histoire d’un enfant aux yeux noirs qui flottent, et s’échappent dans le vague, un enfant toujours allongé, aux joues douces et rebondies, aux jambes translucides et veinées de bleu, au filet de voix haut, aux pieds recourbés et au palais creux, un bébé éternel, un enfant inadapté qui trace une frontière invisible entre sa famille et les autres. C’est l’histoire de sa place dans la maison cévenole où il naît, au milieu de la nature puissante et des montagnes protectrices ; de sa place dans la fratrie et dans les enfances bouleversées. Celle de l’aîné qui fusionne avec l’enfant, qui, joue contre joue, attentionné et presque siamois, s’y attache, s’y abandonne et s’y perd. Celle de la cadette, en qui s’implante le dégoût et la colère, le rejet de l’enfant qui aspire la joie de ses parents et l’énergie de l’aîné. Celle du petit dernier qui vit dans l’ombre des fantômes familiaux tout en portant la renaissance d’un présent hors de la mémoire.
Comme dans un conte, les pierres de la cour témoignent. Comme dans les contes, la force vient des enfants, de l’amour fou de l’aîné qui protège, de la cadette révoltée qui rejettera le chagrin pour sauver la famille à la dérive. Du dernier qui saura réconcilier les histoires.
La naissance d’un enfant handicapé racontée par sa fratrie.
Un livre magnifique et lumineux.
TOUJOURS PAS CONVAINCU ?
3 raisons de lire S’adapter
- pour la virtuosité de cette plume
- pour le sujet si douloureux et si bien traité
- pour toutes les réflexions qu’il soulève sur la place de chacun dans une famille
3 raisons de ne pas lire S’adapter
- le thème n’est pas des plus gais
- en dehors de cela, je ne vois pas vraiment de raisons de passer à côté de ce roman
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