Dune est un cas d'école. Dans le sens où l'œuvre de Frank Herbert constitue un exemple éloquent de la différence patente qui existe entre le support écrit (le roman) et un long métrage destiné à la projection en salle. Si la littérature laisse de manière non négligeable la subjectivité du lecteur au cœur du processus, si elle lui laisse le soin de construire un univers et décider du rythme de la narration -selon sa sensibilité et son expertise- le cinéma est beaucoup plus dirigiste et factuel, tout particulièrement quand il s'agit d'un blockbuster d'action ou de science-fiction. Le temps y est resserré, les enjeux dramatiques masquent à peine les enjeux économiques, et là où lire est aussi remplir les interstices d'une histoire pour se l'approprier, ce genre de film a tendance à privilégier l'explicite, le surlignage, les caractères gras. Voilà pourquoi on a souvent parlé de Dune en tant que saga inadaptable, tant le matériau de base est riche en sensations, informations, idées et fantasmagories, qui ne fonctionnent pleinement que lorsqu'elles sont de l'ordre de l'intime, gérées et digérées par le co-metteur en scène, le lecteur. Mais Denis Villeneuve connaît son Frank Herbert, et la peur, comme le récite le mantra de la sororité Bene Gesserit, doit passer sur lui, au travers de lui. Et lorsqu'elle sera passée, il restera l'adaptation ultime. Dune, troisième du nom donc, après le film honni de David Lynch (renié par le réalisateur lui-même, pour avoir abusé d'une esthétique grand guignolesque et d'un discours pompier), la tentative avortée de Jodorowsky (qui flirtait avec le hors sujet, de l'adaptation à la réécriture), voici enfin le travail de Denis Villeneuve, qui bénéficie d'un budget, d'un savoir faire et d'une technologie à même de satisfaire les spectateurs les plus sceptiques. Oui mais voilà, quoi porter à l'écran? Pour le moment (un second volet est dans les cartons, sa concrétisation dépendra de la réussite du premier) il s'agit de la première moitié du premier roman de Frank Herbert (il y en a cinq autres, potentiellement, sans compter l'héritage familial ou apocryphe), Dune tout court, en somme. Prix Nebula et Prix Hugo en 1965 tout de même, excusez du peu. Pour faire court, nous sommes en 10191. L'humanité s'est répandue dans tout l'univers connu (comme un virus?) et a colonisé chaque recoin de l'espace. Au centre du cosmos selon Herbert, la planète Arrakis joue un rôle stratégique. Surnommée Dune, ce monde aride est le seul à produire l’Epice, une drogue puissante assurant longévité et prescience. La Guilde spatiale en a un besoin absolu pour plier l'espace et voyager, commercer, faute de quoi ce serait la décadence rapide pour tout l'Empire. Le pouvoir central est détenu par l'Empereur, qui gouverne au dessus de Grandes Maisons sur la base d'un système féodal. Parmi elles se trouvent les Atréides, qui sont sur le point d'hériter de la planète Arrakis, qui deviendra leur nouveau fief, après quatre-vingts ans sous le joug des Harkonnen. Le duc Leto Atréides, avec sa concubine bien-aimée Lady Jessica et son fils Paul, sont donc sur le point d'obtenir l'une des plus grandes sources de profit et de pouvoir de l'univers ; mais les Harkonnen sont déterminés à ne pas quitter Arrakis et persuadés de pouvoir s'accrocher au pouvoir; d'autant plus que ce qui ressemble à un cadeau de l'Empereur n'est en fait qu'un piège savamment orchestré, qui ne va pas tarder à se refermer sur les nouveaux arrivants. En arrière-plan, on trouve aussi la sororité Bene Gesserit, qui tente depuis des millénaires, par le biais de croisements génétiques savamment combinés, de provoquer la venue du Kwisatz Haderach, un être messianique doté de pouvoirs de prévoyance, destiné à changer le destin de l'univers. Sans oublier les Fremen, ces habitants du désert d'Arrakis, les seuls à pouvoir y (sur)vivre, en guérilla permanente contre l'Empire, et dépositaires d'une société fascinante où toute trace d'eau est plus précieuse que le plus précieux des métaux. Bien entendu, c'est le jeune éphèbe Paul qui occupe le devant de la scène (Thimotée Chalamat). Taillé dans une boite d'allumette mais destiné un jour à devenir le souverain des siens, le Duc Atréides est à la fois l'objet d'un véritable amour maternel, et le pion avancé par la mère (Rebecca Ferguson), et donc la sororité Bene Gesserit, dont il commence à maîtriser les techniques for utiles, comme cette "Voix" qui force sa victime à obéir au moindre ordre donné. D'emblée, on est plutôt séduit par la manière que Villeneuve a de placer tous les pions sur l'échiquier et d'entamer la partie. Le réalisateur parvient à éviter les lourdes didascalies, ces moments embarrassants où le spectateur a l'impression d'être retourné sur les bancs de l'université, pour assister à un cours magistral asséné par un professeur en manque de légèreté. C'est assez fluide, accessible, et nécessaire, tant que c'est proposé avec tact. Cette retenue accompagne tout son travail sur Dune, y compris lors des scènes se situant dans le désert d'Arrakis, où apparaissent les terribles vers géants qui se meuvent sous les sables, avant de percer en surface et de tout y avaler. Là où on pouvait craindre une débauche d'effets spéciaux plus ou moins convaincants, on a surtout une présentation ans la suggestion (les effets de la procession souterraine, qui agite la surface) avant le cratère béant et la gueule acérée de la créature, qui n'est mise en scène de face qu'en une seule occasion, de nuit. Parlons aussi de la lenteur, du rythme placide.
Dune, le roman de Frank Herbert, n'est pas un festival de retournements de situation systématiques, et il demande une réelle implication du lecteur, qui voit se déployer page après page un univers complexe, dense, qui oscille entre écologisme avant-gardiste, space opéra politique, et mise en place d'une grande figure messianique (Paul Atréides) selon les canons du genre, mais qui sera par la suite déconstruite, envisagée sous le pire aspect de la dictature absolue. Ici Villeneuve n'en est qu'aux prémices de cette longue histoire, et il a l'obligation forfaitaire de rendre accessible son projet en n'oubliant aucune des informations capitales qu'il convient de délivrer. L'humanité des personnages est au centre des différentes trames qui structurent le film, avec notamment la frustration et parfois l'aigreur de Paul envers une mère exigeante et manipulatrice, qui sert de mantra aux deux heures trente de spectacle. Nous sommes aussi immergés dans un univers où la technologie est au second plan, et mêmes les grandes scènes de combat se déroulent plutôt à l'arme blanche, avec des charges de bataillons humains, plutôt qu'avec le recours d'armes fabuleuses qui permettraient d'atomiser tout et tous en quelques instants. La dichotomie entre le bien et le mal est soulignée lourdement par l'opposition entre la concorde des Atréides, où le rire, les embrassades, les tons chaleureux de l'image, contrastent avec le caractère glauque et glaçant du fief des Harkonnen, où tout est présenté dans la pesanteur (au sens propre et figuré) et dans la noirceur. Ajoutons aussi que si Dune parvient à se hisser au rang de long métrage presque pictural, épique, c'est par la grâce de la bande son concoctée par Hans Zimmer, qui notamment sur la planète Calladan, évoque vaguement les highlands écossais, donne libre cours à son inspiration et place les personnages dans un contexte quasi mythologique, entre guerre de Troie et exploits des héros nordiques. Bien que Dune soit surtout (dans cette première partie) une histoire humaine, Villeneuve laisse une grande liberté d'expression à l'environnement, le décor : on appréciera tout particulièrement les gigantesques vaisseaux spatiaux silencieux, leur évolution fascinante et leurs désign épuré et élégant. La perméabilité entre passé et futur s'exprime elle dans des tempêtes de sable et les explosions, scènes très courtes et fragmentées, champs larges et plans parfaitement canoniques, sans avoir recours à aucun procédé filmique d'expérimental, ce que certains dénoncent comme un manque d'audace formelle patent. Mais c'est justement ce classicisme qui nous séduit, cette modestie et cette maîtrise qui évite de plastronner et se concentre sur l'essentiel, et le fait avec talent, avec respect. Car Dune est tout simplement un véritable film de science-fiction, un digne héritier du meilleur du genre, dont il épouse et reformule les codes, de l'esthétique à la technologie. Et cela faisait longtemps que nous attendions le retour du genre, à la recherche de nouveaux héros/hérauts.