Toutes les princesses ne veulent pas être sauvées par un chevalier…

Ténébreuse – Tome 1/2 (Hubert – Vincent Mallié – Editions Aire Libre)

Il fut un temps où Arzhur était un fier chevalier. Mais ce glorieux passé paraît bien loin aujourd’hui. Désormais, Arzhur passe plus de temps à noyer son chagrin dans les tavernes qu’à étriper des ennemis sur les champs de bataille. Et quand il a trop bu, ses anciens compagnons d’armes ne manquent pas de le rabaisser et de lui rappeler à quel point il déshonore la chevalerie par sa simple existence. Manifestement, Arzhur a commis un jour une énorme erreur. Depuis lors, il est traité comme un paria partout où il passe. Seul son fidèle compagnon Youenn reste à ses côtés. « Je ne suis plus chevalier, je suis juste un vulgaire homme d’armes dont l’épée est à louer pour peu qu’on y mette le prix », soupire Arzhur. Alors forcément, quand une occasion en or de se racheter s’offre à lui, il n’hésite pas une seconde. Un soir, alors qu’Arzhur et Youenn se réchauffent près d’un feu, trois vieilles femmes les abordent. Elles ne sont pas là par hasard et savent exactement à qui elles s’adressent, car elles ont une mission à confier à l’ancien chevalier. Leur proposition est simple: si Arzhur accepte d’aller délivrer une jeune fille de sang royal qui est retenue prisonnière dans un sombre château et de la ramener auprès de son père, il aura l’occasion d’enfin racheter son honneur. Mieux même: s’il réussit, le père de la jeune princesse l’engagera certainement comme compagnon d’armes et Arzhur redeviendra un chevalier riche et respecté. « C’est ta seconde chance, saisis-là », lui assure une des trois vieilles, en le regardant droit dans les yeux. Malgré les avertissements de Youenn, qui n’a pas confiance et dit avoir un mauvais pressentiment, Arzhur répond positivement à l’invitation. Direction donc le Château Noir, où il devra affronter des monstres pour délivrer la belle Islen. Heureusement, Mae, Nae et Tae, les trois vieilles, lui confient une redoutable épée pour trancher toutes ces horribles créatures. Une fois à l’intérieur, Arzhur n’hésite pas à s’en servir. On peut même parler d’une véritable boucherie. En deux temps trois mouvements, le chevalier trucide toutes les bêtes qui se dressent sur son chemin, avant de mettre le genou à terre dans une mare de sang et de s’incliner devant la princesse qu’il vient de sauver… sauf que celle-ci ne voit pas tout à fait les choses de la même manière. « Pourquoi les as-tu tous tués? Ils ne t’avaient rien fait », lui dit-elle. Avant de hurler: « C’est toi le monstre! »

Toutes les princesses ne veulent pas être sauvées par un chevalier…

L’une desgrandes forces du scénariste Hubert, malheureusement disparu l’an dernier et auteur notamment des excellentes bandes dessinées « Peau d’Homme » et « Beauté », est de toujours parvenir à prendre les lecteurs à contrepied. En parcourant les premières pages de « Ténébreuse », on croit partir sur un conte relativement classique, avec pour personnage principal un chevalier déchu qui est chargé de voler au secours d’une jolie princesse. Mais rapidement, l’histoire part sur tout autre chose, car la princesse en question n’a pas du tout besoin d’être secourue! C’est l’occasion pour Hubert de remettre en question nos certitudes, comme il sait si bien le faire, en soulignant que les monstres ne sont pas forcément ceux que l’on croit et en démontrant par l’absurde que cette fable du chevalier qui délivre une princesse en détresse n’est plus vraiment d’actualité en 2021. Le scénariste en profite pour aborder également quelques-unes de ses thématiques favorites, que ce soit l’émancipation, le regard des autres, ou la pression familiale. Son scénario très habile est superbement mis en images par le dessinateur Vincent Mallié, qui a beaucoup travaillé avec le grand Régis Loisel au cours des dernières années. Ensemble, ils ont signé la série « Le Grand Mort », de même que deux albums de la série « La Quête de l’oiseau du temps ». Le trait soigné et spectaculaire de Mallié se prête parfaitement à l’univers médiéval de « Ténébreuse », peuplé de chevaliers, de princesses et de créatures magiques, le tout dans un décor qui n’est pas sans rappeler celui de « Game of Thrones ». C’est un album qui a mis beaucoup de temps à sortir et dont la date de parution a plusieurs fois été reportée, notamment à cause du décès du scénariste et de la pandémie de coronavirus, mais cela valait la peine d’attendre. Vincent Mallié rend vraiment hommage au scénario d’Hubert, à qui ce premier tome est d’ailleurs dédié, en réalisant un travail remarquable sur les décors, qui sont très minutieux, et sur l’expressivité des personnages. Paradoxalement, cela permet à ce « Ténébreuse » d’être un album très lumineux. Ce magnifique ouvrage a donc déjà tout d’un classique de la bande dessinée, même si on attendra évidemment la parution du second épisode de cette histoire en deux tomes pour se prononcer de manière définitive.