(Femme) Fatale. Est-il besoin de l'ajout entre parenthèses pour entamer cet article? Probablement pas, mais autant mettre les choses au clair tout de suite. Nous avons là une des œuvres majeures d'Ed Brubaker, un de ces artistes qui peuvent prétendre au panthéon du genre, sans la moindre hésitation. Une carrière faite de récits sombres, policiers, le fameux noir polar, entrecoupés de travaux super-héroïques plus classiques en apparence, comme Captain America, par exemple. Et au sein de cette production merveilleuse, Fatale et ses 24 épisodes mérite une place toute particulière, pour son ambition, pour sa classe immense. Avec Fatale, le défi était un peu dingue, à savoir exposer une histoire d'horreur combinée à une réflexion sur la figure de la femme fatale classique, si commune dans le genre prisé par l'auteur. Brubaker explique qu'en cherchant à trouver sa voix, pour raconter un type d'histoire qui lui était alors complètement nouveau, il a paré au plus simple et a d'abord utilisé les outils avec lesquels il se sentait le plus à l'aise. C'est pourquoi Fatale commence avec des instants d'épouvante qui naissent d'une histoire criminelle, avec la rassurante et habituelle histoire d'amour vouée à l'échec. Avant les chemins de traverse, et le génie. La femme qui occupe le centre de la scène, c'est Jo, pour Josephine. Elle est belle, a un pouvoir incommensurable sur tous les hommes qui croisent son chemin; elle leur fait faire tout ce qu'elle désire. Un pouvoir qui est aussi une malédiction, car même quand elle n'a pas de visées particulières, le type d'en face finit tout de même par être subjugué, et l'attraction devenir malsaine, vénéneuse, voire mortelle. Pour ne rien arranger, une sorte de secte d'illuminés vaguement adorateurs de Cthulhu la recherche depuis bien longtemps, et impossible de s'en défaire, même quand après une longue période d'isolement et de relative tranquillité, les choses semblent se tasser...
On est plus habitué à lire du Brubaker qui donne dans le polar, le vrai, mais ici l'ambition était vraiment de tenter autre chose, d'aller dans d'autres directions, d'où la sensation très nette que le récit s'en va puiser chez Lovecraft de nombreuses thématiques, tous ces moments d'horreur où clairement le surnaturel prend le dessus. L'histoire peut débuter lorsque Nicolas Lash, l'homme autour de qui gravite la base de la série Fatale, dont il sert aussi de présence récurrente, assiste aux funérailles d'un ami de son père, un écrivain du nom de Dominic Raines. Il est chargé d'être son exécuteur testamentaire, et en fouillant un peu dans les vieux papiers, il met la main sur ce qui pourrait bien être un manuscrit de premier ordre, la copie inédite d'un premier roman jamais publié, et largement supérieur à tout ce qui l'a été par la suite. Mais Nicolas ne va pas avoir le temps de décider quoi faire avec cette trouvaille, puisque le voici pris en chasse par de mystérieux individus lourdement armés, et sauvé de manière inattendue par une étrange brune capiteuse. Toutefois le couple de fugitifs fait une belle embardée en voiture, et à son réveil le pauvre Nicolas n'a plus qu'une jambe. Ce qui ne l'empêchera pas de mener l'enquête, obsédé par l'image de Jo, cette captivante étrangère qui est rentrée et sortie aussi vite dans sa vie, pour la mettre sens dessus dessous, et qui apparemment, à en juger par d'anciennes photos de Dominic, a le don de traverser les ans sans vieillir! Le lecteur va pouvoir profiter de cette capacité à résister au passage du temps, avec une histoire qui se ramifie entre plusieurs décennies, et une "héroïne" traquée par un culte monstrueux, et qui sème partout autour d'elle passions dévorantes et destruction inéluctable. C'est la minutie, le travail d'orfèvre avec lequel Brubaker sème les indices, pour organiser une grande fresque organique et magnétique, qui force l'admiration, mais on doit également souligner l'entente parfaite avec le dessinateur Sean Phillips, dont le storytelling d'une clarté absolue contraste avec les ambiances poisseuses et les ombres peu rassurantes d'Elizabeth Breitweser et de Dave Stewart à la couleur. Glauque et ultra bien charpenté, Fatale est un des titres les plus intelligents de ces vingt dernières années, et le voir revenir dans une belle intégrale, avec un bon paquet de bonus (essais d'accompagnement, les couvertures, les croquis...) est une tentation à laquelle succomber!