En deux mots
Eva fuit son pensionnat pour rejoindre sa tante à Berlin où elle rêve d’une carrière de chanteuse. Aidée par un banquier, elle mettra le pied à l’étrier en même temps qu’un jeune peintre au style novateur. Mais Hitler arrive au pouvoir et leurs rêves s’envolent…
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
L’art, ultime rempart contre la barbarie
En suivant une jeune chanteuse et un peintre prometteur dans le Berlin des années 1939-1940 Bernard Cattanéo nous offre un roman plein de bruit et de fureur. Et, au sortir de la guerre, des vies bouleversées que l’art réunira à nouveau, dans une dramatique quête de liberté.
À 17 ans, Eva décide de fuir le pensionnat où son pasteur de père l’avait inscrite. De Leipzig elle va gagner Berlin où sa tante Helwige a accepté de l’accueillir. Le rêve de la belle blonde est de devenir chanteuse et pour cela, elle compte sur les relations d’Helwige. Elle tient une parfumerie où se pressent les clients fortunés comme Oskar Schmid, le banquier.
Ce dernier va accepter d’employer la jeune fille à son service courrier le temps pour sa tante de lui trouver un professeur de chant et quelqu’un qui acceptera une audition. Les mois vont passer et l’impatience d’Eva grandir. Helwige va se sentir contrainte de contacter une ancienne relation à la réputation sulfureuse, l’Ange noir. Cette dernière accepte d’accueillir la jeune fille dans son cabaret des Templiers où très vite elle va se faire une place.
Un autre protégé de Schmid y subjugue le public, le jeune peintre Fritz Gühlen qui réalise à la vitesse de l’éclair des toiles présentant les prestations en cours. Son style particulier va pousser un galeriste à l’exposer. Le conte de fées est pourtant assombri par les bruits de bottes et les exactions de plus en plus nombreuses dans la capitale allemande où le parti nazi ne cesse de gagner du terrain. À la veille de la Nuit de cristal, le monde s’apprête à basculer dans l’horreur et les rêves vont virer au cauchemar. La capitale du Reich va se transformer en champ de ruines. La peur et la mort vont devenir le lot quotidien de ceux qui vont survivre à la tragédie. De ce bruit et de cette fureur vont émerger Eva et Fritz.
Bernard Cattanéo a construit son roman autour de ce moment de bascule, quand la vie ne tient plus qu’à un fil, quand un geste, une parole peut vous entrainer en enfer… Mais aussi quand l’humanité peut trouver son chemin parmi les anges noirs. C’est dans les décombres de la guerre et dans l’exil qu’ils se croiseront à nouveau, dans un tragique dénouement. Car le poids de l’Histoire pèse lourd sur ceux qui ont été broyés par la folie nazie. Reste l’art, comme rempart contre la barbarie, comme témoignage d’un esprit libre.
Les Anges noirs de Berlin
Bernard Cattanéo
City Éditions
Roman
304 p., 19 €
EAN 9782824619743
Paru le 5/01/2022
Où?
Le roman est situé en Allemagne, à Leipzig, Potsdam puis Berlin ainsi qu’à Halle. On y évoque aussi New York, Metz et Hambourg.
Quand?
L’action se déroule des années 1930 aux années 1950.
Ce qu’en dit l’éditeur
Dans l’Allemagne des années 1930, la jeune Eva fuit sa triste province et s’installe à Berlin où elle rêve de devenir chanteuse. Grâce à sa tante, qui voit en elle toute la fougue perdue de sa propre jeunesse, Eva rencontre une pléiade d’artistes plus ou moins fréquentables. Commence alors une vie tourbillonnante où Eva s’étourdit dans des fêtes et tombe amoureuse de Fritz, un génie de la peinture, artiste maudit aussi talentueux que sombre. Mais alors qu’Hitler renforce son emprise sur l’Allemagne, l’insouciance cède peu à peu la place à la peur. Tandis que Fritz choisit de mettre son art au service des nazis, Eva est approchée par la Résistance. Dans ce monde qui sombre dans le chaos, écartelée entre son amour, ses convictions et ses rêves de grandeur, la jeune femme va devoir faire des choix difficiles. Au péril de sa vie.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Blog Lili au fil des pages
Les premières pages du livre
« C’était surtout l’odeur d’urine qui l’incommodait. À croire qu’un bataillon de soudards s’était soulagé contre les murs lépreux. Elle aurait d’ailleurs été en peine d’imaginer ces hommes en pleine action : dans son monde, il était interdit d’y penser. Mais, sans pouvoir s’en faire une idée précise, elle rêva un instant à cette scène improbable. Elle avait basculé dans un univers inconnu, celui des hors-la-loi noyés dans la nuit sale, fugitifs traqués par les bien-pensants et, avec une joie mauvaise, elle laissait son imagination courir. Soudain, elle frissonna. De peur ou d’excitation ? Une locomotive ahanait au loin, et l’on entendait grincer des wagons sur les rails gelés. Elle se rencogna au milieu des caisses où elle avait trouvé refuge et ferma les yeux. Il devait être deux ou trois heures du matin, son cœur battait la chamade. Comment allait-elle sortir de ce trou à rats, hangar miteux et glacial échoué quelque part au bout des voies de chemin de fer de la gare de Leipzig ?
Des bribes de sa lettre lui tournaient dans la tête. À vrai dire, elle en ressassait tous les détails, encore étonnée de sa propre audace.
Quand vous lirez cette lettre, j’aurai quitté Sankt-Ferdinand – eh oui, je n’y suis pas restée pour travailler, il ne fallait pas me croire sur parole ! J’ai pris toutes les précautions possibles pour que vous ne me retrouviez pas… Jamais ! C’est bien pratique, ce règlement qui permet aux pensionnaires de s’en aller pendant les congés sans que les sœurs vérifient leur destination… Méthodes modernes, sans doute. Et vous, le luthérien qui me vouliez chez les catholiques parce que leurs collèges sont des prisons !
Ces religieuses, avant d’être des mégères, étaient des imbéciles. Il n’avait pas été bien difficile de les berner. Dans un demi-sommeil, la jeune fille revit le grand hall de l’institution et le visage lunaire de la concierge. Elle entendait encore sa voix geignarde :
— Vous avez demandé un billet de sortie… Pourquoi donc, Fräulein ? Vous seriez tellement mieux parmi nous, pour travailler vos examens pendant ces vacances ! Et puis, Monsieur l’Abbé compte sur vous pour la chorale…
Ah non !
Elles ne savaient pas que j’avais essayé par deux fois de m’enfuir de la maison, elles auraient été moins confiantes. Et vous, mon cher père, vous qui êtes si bon, vous n’entendez pas mon rire ?
Dans la pénombre, des images surgissaient, puis s’évanouissaient au milieu d’un tourbillon irréel. L’une d’entre elles s’imposa : sa chambre au vicariat, cette maison de pierre grise aux volets verts où elle s’était sentie si malheureuse.
Vous rappelez-vous que vous avez brûlé toutes mes coupures de journaux, toutes mes photos et même les petits objets que j’avais si patiemment rassemblés ? Je vous ai haï à ce moment, comprenez-vous ? Et j’ai décidé de vivre ma vie. Vous n’avez pas cru que votre « petite fille chérie », votre « chère Gudrun » oserait, n’est-ce pas ? Vous avez eu tort. La fille du pasteur en avait assez des sermons ; elle veut être chanteuse et le sera. Maman m’aurait laissée faire, elle. Si elle n’était pas morte en me mettant au monde, si je l’avais connue, je l’aurais aimée.
Le son strident d’un sifflet déchira la nuit et la fit sursauter. Elle bondit sur ses pieds et, en trébuchant, vint regarder par la fenêtre. Le carreau cassé laissait passer un courant d’air glacé. La nuit était sinistre, sans étoiles. Au loin, bien après la limite au-delà de laquelle les rails devenaient invisibles, elle apercevait les premiers bâtiments de la gare de voyageurs violemment éclairés. Un convoi s’ébranlait. Elle se laissa glisser contre le mur et ramena les pans de sa veste sur sa poitrine. De nouveau, elle ferma les yeux. Mais elle ne pouvait pas encore dormir. Toujours lui revenait le texte de la lettre qui l’avait vengée de son père.
Je ne serai pas une bonne petite ménagère, je ne ferai pas la fierté du pasteur Schweischericht, je ne rapiécerai pas les nappes d’autel, je ne ferai pas l’horrible cuisine « de chez nous », je n’épouserai jamais votre vicaire, vous entendez ? Jamais ! Je n’avais que dix ans quand vous êtes allé défiler avec ces affreux nazis, mais j’ai pleuré ce jour-là. Je ne veux pas de votre monde où on s’habille en noir pour demander pardon des fautes qu’on n’a pas commises. Parce que ce ne sont pas des fautes ! C’est une faute de vouloir vivre, c’est un péché d’être heureuse ? Oui, j’ai des amis « métèques ». Oui, j’aime les fêtes. Oui, j’adore chanter. Et pas vos cantiques !
Elle était partie depuis deux jours désormais, et son père avait reçu sa lettre. Ce devait être le branle-bas de combat, mais elle s’en moquait. Il lui fallait gagner Berlin, c’était sa seule chance de disparaître pour de bon. Personne ne la chercherait là-bas. Avant de sombrer dans un mauvais sommeil, elle songea que le pasteur la croirait morte. Et elle sourit.
Pendant la journée grise et froide rythmée par les passages de trains de marchandises, Gudrun resta cachée dans le petit bâtiment. Vu la poussière qui recouvrait les caisses et le plancher, elle se doutait que les lieux n’étaient pas souvent visités, sinon par des vagabonds. Ici ou là, elle déchiffra une étiquette, mais tout semblait dater de la guerre. Ce qu’elle ne savait pas, c’était que ce hangar était voué à la démolition dans les jours suivants. Pour l’heure, elle était tranquille, personne ne s’en préoccupait. Les quignons de pain de sa besace et sa gourde lui suffisaient pour tenir. Ce dont elle souffrait le plus, c’était de la saleté qui lui collait à la peau. Mais elle aurait bientôt la chance d’un bon bain, elle en était sûre. Elle était toujours très sûre d’elle-même.
Le soir venu, la jeune fille se risqua dehors. Il n’y avait âme qui vive. Elle contourna les lieux pour mettre le bâtiment entre elle et la gare, lointaine mais éclairée, et buta sur une fontaine. Sans hésiter, elle actionna la pompe. Dans un gargouillis rauque, un peu d’eau jaillit. Qu’elle ne fût pas gelée fut une chance. Avec un réel bonheur, Gudrun se débarbouilla, insensible au vent, puis s’enfouit dans son manteau et se mit à courir en trébuchant sur les 10 voies. La ligne noire d’un bois l’engloutit, et elle piqua droit devant elle, se disant qu’il y aurait bien une route quelque part. Elle serrait dans sa poche sa boussole de campeuse, qui lui permettrait de s’orienter vers Berlin. Une pensée l’obsédait: prévenir Helwige. Mais elle ne doutait pas une seconde qu’elle trouverait refuge chez la jeune femme.
Après avoir été copieusement fouettée par les branchages, ce fut guidée par des lueurs encore indistinctes qu’elle parvint à un chemin rejoignant une zone industrielle. Elle s’engagea dans une rue sale et mal pavée. De hauts murs aveugles cachaient sans doute des usines, mais elle se dit que, là où il y a des travailleurs, il y a une auberge. C’était le cas: au coin d’un carrefour dominé par un lampadaire dont l’ampoule avait du mal à percer les ténèbres, elle vit une maison basse dont les fenêtres à petits carreaux jetaient sur les pavés humides des taches de couleur. «Ils auront le téléphone», songea-t-elle avec assurance. Après s’être arrêtée dans l’ombre au passage de cyclistes pressés de se mettre au chaud, elle se couvrit la tête d’un fichu de vieille femme, ferma son manteau jusqu’en haut, et alla résolument pousser la porte derrière laquelle on entendait des rires et des entrechoquements. Il y avait là plein d’hommes qui buvaient dans un brouhaha sympathique, et son entrée passa presque inaperçue. Elle avait caché ses cheveux d’or, masquait le bas de son visage et, avec sa musette informe, son vêtement gris, ses godillots, elle n’était guère appétissante. Une grosse femme s’agitait derrière le comptoir et jonglait avec des chopes énormes de bière mousseuse. C’était soir de paye, et elle ne savait où donner de la tête.
— Un schnaps, dit Gudrun en grossissant sa voix. Vous avez le téléphone? On le lui indiqua d’un signe de tête après avoir vu la monnaie qu’elle tenait dans sa main. Traînant des pieds, elle contourna les hommes appuyés au comptoir et décrocha. Le cœur battant, elle demanda Berlin.
— Allo, Helwige?
— Oui… Qui parle?
— Helwige, c’est Gudrun. Tu m’entends?
— Gudrun… évidemment!
Une vague de bonheur envahit la jeune fille. Elle poursuivit à voix basse, suppliant sa tante de l’accueillir.
— Bon, tu t’es encore enfuie, dit Helwige.
— Inutile d’en parler au Bon Dieu!
— Tu te rends compte de ce que tu me demandes? Et arrête d’appeler ton père comme ça.
— Merci.
Gudrun raccrocha, but d’un trait la ration de schnaps, avec laquelle elle faillit s’étrangler, et s’en alla sans demander son reste. La femme la regarda partir d’un air suspicieux, puis haussa les épaules. Des gens bizarres, il y en avait décidément de plus en plus.
Elle marcha vite, en rasant les murs. Il fallait qu’elle se rapproche de la capitale, en évitant les grands axes, puis elle téléphonerait de nouveau. Sous un réverbère, elle déchiffra sa boussole et releva la tête pour fixer le trou noir qui lui faisait face, avant de s’y plonger d’un bon pas. Elle n’avait jamais eu peur, ce n’était pas maintenant qu’elle allait ressentir de la crainte. Au contraire, son cœur était léger comme une plume: elle était en passe de réussir, ce dont elle n’avait d’ailleurs jamais douté. C’était aussi ce que se disait sa tante en reposant le téléphone.
«Cette chipie va s’en sortir», songea-t-elle avec admiration. Dans le grand salon envahi par la pénombre, la jeune femme se dirigea vers le bar et se servit pensivement un whisky. Elle avait en tête le coup de fil reçu le matin même.
Une voix reconnaissable entre mille, à la fois sèche et embarrassée. Pour la première fois depuis plus de dix ans, elle avait entendu son beau-frère. Le pasteur était inquiet, certes, mais elle l’avait surtout senti vexé, humilié par ce qu’il prenait pour un affront ultime. Non seulement il avait été roulé, non seulement il constatait l’échec de son éducation, mais il devait s’adresser à la personne qu’il méprisait le plus. Un mépris mêlé de peur et, la jeune femme en était sûre, d’envie. Instinctivement, elle ne lui rendrait aucun service. Quand il commença à parler par circonlocutions, elle comprit que sa fille avait disparu. C’était au moins la troisième fois, et Helwige n’en était pas très surprise. Des lettres et des appels de Gudrun l’avaient de loin en loin tenue au courant des affres dans lesquels se débattait la jeune fille. Mais elle n’avait eu aucun moyen de l’aider. Dès qu’elle avait cherché à dissuader sa nièce de prendre des risques, elle avait essuyé une rebuffade. Et elle ne savait plus rien depuis six mois, excepté par un entrefilet dans un journal mondain que le pasteur Schweischericht avait célébré le mariage d’un haut dignitaire nazi à Munich, en le félicitant, dans son sermon, pour son engagement au service «de la régénération de l’Allemagne». Cela résumait tout le personnage.
L’appel avait été bref. La jeune femme ne mentait pas en disant qu’elle n’avait aucune nouvelle de sa nièce, et elle avait coupé court aux déblatérations guindées du pasteur sur «les rêveries imbéciles des jeunes filles» et sur «les tentations crapuleuses de la nouvelle Sodome berlinoise». Elle ne connaissait que trop, par Gudrun, les opinions de Schweischericht sur elle, sur son métier de parfumeuse, sur la capitale, sur la république et sur tout le reste, dans la mesure où ne flottaient pas (encore) sur le pays les bannières du parti de ce «Herr Hitler», dont le pasteur parlait avec tant de respect. Elle connaissait tout cela trop bien pour perdre son temps en vaines politesses.
Ce n’était que du bout des lèvres qu’elle avait vaguement promis de tenir le père au courant du destin de sa fille si elle en recevait des nouvelles. Une fois cet appel désagréable terminé, sans une pensée de compassion pour son beau-frère, elle se dit qu’elle n’en ferait rien. Puis elle attendit que Gudrun se manifeste, en se demandant au passage ce qu’elle-même pourrait lui conseiller. Elle n’avait certes pas envisagé que la jeune fille vienne chercher refuge chez elle après avoir travers le pays. »
À propos de l’auteur
Bernard Cattanéo est docteur en Histoire des idées politiques à Aix-en-Provence. Historien et journaliste, il a publié plusieurs documents historiques et des essais. Il signe un deuxième roman très juste qui fait revivre toute la complexité de l’Allemagne des années 1940. (Source: City Éditions)
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