Partout le feu

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

Roman en lice pour le Prix Régine Deforges du premier roman 2022

En deux mots
Militante antinucléaire, Laetitia n’hésite pas à mener des actions spectaculaires avec son groupe de militants. Mais dans une Lorraine polluée et désindustrialisée, son message a du mal à passer, y compris au sein de sa famille. Du coup, son moral est en berne.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les combats de la génération Tchernobyl

Dans un roman à l’écriture très originale, Hélène Laurain met en scène une militante écologiste dans une Lorraine polluée. Elle mène un combat difficile sur une planète qui brûle alors que le monde regarde ailleurs.

Impossible de ne pas commencer par parler de la forme de ce roman très original. Il est composé de lignes sans ponctuation, que l’on pourrait assimiler à des vers d’un long poème, mais qui donne surtout à Hélène Laurain une liberté de construire une œuvre à base de punchlines, de paroles de chansons, de SMS, de citations, de post-it, de formules qui font souvent mouche, sans pour autant empêcher la fluidité de la lecture.
Laetitia, la narratrice, est une militante écologiste qui, au début du livre, vient de se faire arrêter encore une fois par la police, après avoir pénétré illégalement sur un site nucléaire avec sa bande pour y déployer une banderole dénonçant les dangers de l’atome. Il semblerait du reste que dès sa naissance, elle était la prédestinée à endosser ce costume de militante:
«le 26 avril 1986
à minuit 44
je naissais à la maternité des Orangers
3 minutes avant La Sœur
39 minutes avant la libération
à 2 108 kilomètres de là
des 200 bombes d’Hiroshima
milliards de milliards de becquerel
C’est chouette
de fêter chaque année l’avènement
de la génération Tchernobyl.»
La région où elle a grandi aura aussi contribué à cristalliser son engagement. Car en Lorraine, outre la centrale nucléaire de Cattenom, se dessine le projet d’enfouissement de tous les déchets nucléaires. Le projet baptisé Cigéo vise à stocker en couche géologique profonde les «déchets radioactifs de haute activité et à vie longue produits par l’ensemble des installations nucléaires françaises, jusqu’à leur démantèlement». Pourquoi cet endroit? L’explication d’Hélène Laurain peut faire froid dans le dos, car il y a sans doute une part de vérité dans la décision des autorités:
«Vous la connaissez celle-là
c’est l’histoire de trois énarques et quatre polytechniciens
dans une salle de réunion
ils disent beaucoup de choses
en écrivent beaucoup moins
dans leur rapport aux N +2
Nous nous inscrirons dans une démarche
de revalorisation des territoires ruraux ils écrivent
On n’a plus de colonies alors on va fourrer la merde
dans le trou du cul de la métropole ils disent
ils se demandent
s’ils devaient choisir une région bien pourrie
pour y déverser un torrent de déchets laquelle ils choisiraient
après un top 3 rapide
Nord – Picardie – Lorraine
ils remarqueront
qu’ils ont tous un faible pour la Lorraine
une région
triste comme une salle de cinéma vide
en pleine projection
ils se diront
Avec la sidérurgie ils sont habitués à se faire bien polluer
ils sont endurants
à défaut d’être résilients
les hommes s’intéresseront à la Meuse
presque vide.»
Face aux risques encourus et face à une planète qui se dérègle un peu plus tous les jours, elle se devait d’agir, même si pendant longtemps, elle aura cherché une autre voie. Après des études brillantes, classe prépa puis ESC Reims, elle a travaillé dans la communication, puis dans les relations publiques, mais sans s’épanouir. «puis j’ai fait une dépression j’ai arrêté
maintenant je fais des petits boulots
et je milite
j’essaie de trouver du sens à ce que je fais voilà.»
Après avoir vu le film Wild plants de Nicolas Humbert, qui agira pour elle comme un mantra et dont des scènes jalonnent le roman, elle choisit d’oublier ses brillants plans de carrière et part grenouiller à Thermes-les-Bains, où un espace balnéaire essaie de faire illusion tout près des anciennes aciéries et se lance dans l’action militante avec sa bande, avec Fauteur, Taupe, Dédé et Thelma. Mais au fil du temps, ils comprennent l’immensité de leur tâche. Refaire le monde en buvant des bières, en s’attaquant aux SUV, en se réfugiant à La Cave pour écouter Nick Cave ou faire l’amour, c’est bien loin de leur objectif. Expédients vite expédiés. Feux vite éteints. À moins que…
Hélène Laurain réussit son entrée en littérature dans un style qui n’est pas sans rappeler À la ligne du regretté Joseph Ponthus. La force des mots, scandés et alignés comme des paroles de rap, fait naître une étonnante poésie, teintée à la fois d’humour et de désespoir. Le tout dans un rythme qui dit l’urgence. Comme une danse au bord du volcan.

Playlist


Grace de Jeff Buckley

Partout le feu
Hélène Laurain
Éditions Verdier
Premier roman
156 p., 16 €
EAN 9782378561284
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement en Lorraine, dans la ville imaginaire de Thermes-les-Bains ainsi qu’en Meuse, du côté de Bure.

Quand?
L’action se déroule de 1986 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Laetitia est née trois minutes avant sa sœur jumelle Margaux et trente-sept minutes avant l’explosion de Tchernobyl. Malgré des études dans une grande école de commerce, elle grenouille au Snowhall de Thermes-les-Bains, au désespoir de ses parents. Elle vit à La Cave où elle écoute Nick Cave, obsédée par les SUV et la catastrophe climatique en cours.
Il faut dire que Laetitia vit en Lorraine où l’État, n’ayant désormais plus de colonie à saccager, a décidé d’enfouir tous les déchets radioactifs de France. Alors avec sa bande, Taupe, Fauteur, Thelma, Dédé, elle mène une première action spectaculaire qui n’est qu’un préambule au grand incendie final.
Dans ce premier roman haletant où l’oralité tient lieu de ponctuation, Hélène Laurain, née à Metz en 1988, nous immerge au cœur incandescent des activismes contemporains.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Diacritik (Johan Faerber)
Podcast En lisant En écrivant
La semaine (Pierre Théobald)
Le Blog du petit carré jaune
Blog Vivement l’école !
Blog Shangols

Les premières pages du livre
« souvent encore j’en rêve
je monte dans la camionnette blanche en dernier
quand nos regards se croisent on sourit nerveusement
Taupe a le visage jaune éclairé par son 3310
pianote pianote pianote
on l’appelle
la sonnerie c’est la symphonie de Mozart là
Taupe dit OK et raccroche
C’est bon l’appel a été passé dit Taupe à la cantonade
faut se grouiller
je nous regarde avec nos combis orange
des cosmonautes de Guantanamo
On est à une ou deux minutes dit Fauteur au volant
j’ai super envie de pisser
ça me fait tressauter le genou
Taupe me l’immobilise d’autorité
Ça va aller respire elle me dit
c’est un ordre c’est pas pour rassurer
je respire
personne dit rien
et on les voit au loin
les silhouettes
sales même la nuit
des tours de refroidissement
sabliers doux
et la fumée
toujours
déjà Taupe qui me dit plus fort
Tiens-toi prête
prends l’échelle prends l’échelle
tout le monde a dans la main son outil
elle la disqueuse
Dédé la pince à coupe rase
Thelma la pince multifonctions
Jona la moquette
Fauteur la bannière sur le siège à côté de lui
il freine en dérapant

Sors sors on me crie
j’ouvre la portière arrière saute fais glisser l’échelle
le sac de Taupe tombe au passage Fais gaffe putain
je m’enfonce les ongles dans le pouce ça saigne
on a quelques minutes pour entrer
Thelma commence à paniquer
C’est ça le bâtiment on est d’accord hein c’est ça hein elle dit
le premier grillage on le passe à l’échelle comme prévu
on essaie de stabiliser la moquette sur les barbelés
on glisse dessus
comme ça
on se ramasse comme des merdes de l’autre côté
à part Dédé qui galère à se relever ça marche ça fonctionne
on est tous passés en environ une minute
le deuxième grillage
faut l’ouvrir
la disqueuse de Taupe et de chaque côté les pinces
agrandissent le trou
c’est comme dans du beurre
désormais
chaque geste est limpide
Vite vite vite Taupe dit on entend la sirène de la police
on plaque la moquette à l’intérieur du trou
on y passe
y’a Taupe qui dit Putain et qui se tient l’oreille mais pas le temps
Bannière la bannière grouille
on se met en place comme prévu moi en deuxième entre Taupe et Fauteur
et on la déroule pour notre drone
F U R I E V E R T E
TCHERNOBYL, FUKUSHIMA… FICKANGE ?
derrière y’a Thelma et Dédé qui sortent les feux des sacs à dos
Thelma a une tête d’on-devrait-pas-être-là
Jona la face bourrée de tics

les copains ont même pas capté les flics qui sont sortis
de leur voiture dérapante
les flics savent que c’est nous
Olivier a appelé pour prévenir
normalement ils savent
ils ont ouvert le premier grillage
on est à trois mètres d’eux avec notre banderole
et ça commence à péter au-dessus de nos têtes
bombes prune
bouquets mer
embrasements pers
cascades
soleils
paillettes
doré doré doré
ça fait
un ascenseur de couleurs sur la façade crade
et tout ça
juste à côté de la piscine à combustibles
les explosions croustillantes puis les aigus en enfilade
les bruits qu’on connaît par cœur
ceux de la barbe à papa et des desperados
ça rappelle
l’été
la nuit
même aux flics
et toutes ces étoiles
se reflètent sur l’uniforme
et le bruit couvre leurs voix
leurs gestes
moi je ris
jusqu’à la claque de Taupe derrière mon crâne
Laeti oh
les flics finissent par ouvrir le premier portail
je pisse un peu quand je vois qu’ils ouvrent déjà le deuxième
adrénaline
on se rend les mains en l’air

on n’est pas des cow-boys
ils se jettent sur nous quand même
bam la tête par terre je finis de me pisser dessus
la dernière fusée est lancée par l’un l’une ou l’autre
BOUM le saule pleureur
les épaules des policiers absorbent le choc sonore
en même temps
ils dansent
la lumière dessine quelque chose sur leurs visages
ils me soulèvent à quatre
Ma chaussure je crie
putain
il me manque une chaussure
par terre ma chaussure je crie
une claque bouche/nez
Ma chaussure je chuchote
ils me jettent dans le fourgon Ta gueule ils disent je suis assise comme un tas tout mal fait
et les autres copains en tas tout mal faits à côté je les sens trembler
à l’intérieur ça jubile bien
en silence
compliqué de se sentir plus vivant que ça
Thelma a le visage de c’était-pas-une-partie-de-plaisir
Fauteur est en face de moi cette fois
d’une camionnette à l’autre
on se regarde
son visage à lui m’encourage
je pense
ils ont la police
on a la peau dure
je lui souris
j’ai peur
en route pour la garde à vue
c’était un beau feu d’artifice
*
eczéma : main gauche jusqu’au majeur
aujourd’hui je suis du matin à La Crasse
en arrivant j’ai écrasé
un pigeon
j’ai rêvé ou son aile tressaillait encore
Balec fait son interview
avec la journaliste de terrepourtous.fr
il est avec elle
à l’extérieur
il pointe fièrement l’enseigne
la commente content
Snowhall de Thermes-les-Bains
Tout schuss vers le fun
on s’était tapé des heures de brainstorming
pour cette enseigne
à la fin on avait dû choisir
la première idée de Balec
ils entrent dans le hall
Balec y reste pour que tout le monde le voie
il a dû travailler toute la nuit sur ses éléments de langage
je fais l’accueil
par la vitre je vois la piste
vide
secouée de neige artificielle
je l’observe
agiter son corps arqué
j’entends des bribes
Très select
accueillant une piste de ski indoor
d’Auckland Dubai Madrid La Haye Shanghai Barcelone
de 620 mètres de long aussi
heureux d’avoir construit les
crassiers des hauts fourneaux

sous la neige
de la revalorisation de l’image de la région dans la
démarche de proximité visionnaire de
la part belle également
à l’équipe de France de ski alpin qui passe
malgré les faux procès dont nous sommes
moins polluant qu’une grosse piscine
de l’avenir de la discipline
il serre la main à la journaliste
nous rejoint les joues rouges
s’accoude l’air de rien au comptoir de l’accueil
détaché
Et l’arsenic l’amiante et le plomb
l’air pourri qu’on respire
t’en parleras la prochaine fois je lui demande
il renifle
Laetitia
ah Laetitia
avec son monosourcil froncé là
ça fait presque des frisottis
arrête avec tes conneries un peu
c’est des rumeurs pour bosser moins ça
tu crois qu’ils nous laisseraient travailler ici si y’avait de l’arsenic
c’est toi l’arsenic
bon allez il dit en se mettant en chemin
à la sortie du boulot
le pigeon à côté de ma portière
n’est désormais plus qu’une crêpe
maximum 5 millimètres d’épaisseur
*
de retour dans La Cave
à écouter Nick Cave
C’est pour le jeu de mots Fauteur m’avait demandé sur Signal
Même pas j’écoute que Nick Cave
en ce moment
et je regarde qu’un film
Wild Plants de Nicolas Humbert
encore et encore et encore je lui avais écrit
je lui avais pas dit que tout ça
tout ça c’était de la beauté safe
à chaque fois ces images me font
entendre Mémou
et sa phrase sur la beauté
dans la merde y’a Pépou qui lave sa bagnole
tous les soirs 18 h 30
je lui gueule par le soupirail
C’est arrosage interdit t’as entendu parler de la canicule déjà
il sait tellement bien ne pas écouter
on dirait qu’il entend pas
il frotte avec son éponge chamois comme ça
il a vieilli ça se voit aux tempes »

Extraits
« le 26 avril 1986
à minuit 44
je naissais à la maternité des Orangers
3 minutes avant La Sœur
39 minutes avant la libération
à 2 108 kilomètres de là
des 200 bombes d’Hiroshima
milliards de milliards de becquerel
C’est chouette
de fêter chaque année l’avènement
de la génération Tchernobyl
j’ai dit à Pépou juste avant
que tout le monde n’arrive »
p. 46

« S’ils croient que la lutte se cantonne aux centrales
Ils sont encore plus cons qu’ils en ont l’air
j’aurais commencé par leur demander aux policiers
Vous la connaissez celle-là
c’est l’histoire de trois énarques et quatre polytechniciens
dans une salle de réunion
ils disent beaucoup de choses
en écrivent beaucoup moins
dans leur rapport aux N +2
Nous nous inscrirons dans une démarche
de revalorisation des territoires ruraux ils écrivent
On n’a plus de colonies alors on va fourrer la merde
dans le trou du cul de la métropole ils disent
ils se demandent
s’ils devaient choisir une région bien pourrie
pour y déverser un torrent de déchets laquelle ils choisiraient
après un top 3 rapide
Nord – Picardie – Lorraine
ils remarqueront
qu’ils ont tous un faible pour la Lorraine
une région
triste comme une salle de cinéma vide
en pleine projection
ils se diront
Avec la sidérurgie ils sont habitués à se faire bien polluer
ils sont endurants
à défaut d’être résilients
les hommes s’intéresseront à la Meuse
presque vide » p. 50

« post-it n° 19
disparition de la biodiversité
1000 x > taux naturel d’extinction des animaux
crise actuelle = 100 x + rapide que dernière extinction naturelle (dinosaures)
75 % environnement terrestre
40 % environnement marin
50 % cours d’eau: signes importants de dégradation
sur 105 732 espèces étudiées :
28 338 classées menacées »
P. 76

« Tu sais moi aussi j’ai changé mes habitudes dans le sens-où éructe
madame je bouffe de l’humus et des fanes
j’achète des fringues produites en France quitte à y mettre le prix
je mange de la viande plus que quatre fois par semaine
je fais mon compost j’achète à l’Amap
je fais ce que je peux
C’est trop tard pour faire ce qu’on peut je dis
c’est l’heure de faire le nécessaire
Tu parles en banderoles toi maintenant Dans-le-Sens-où la ramène
c’est pas notre système qui s’effondre c’est juste toi il enchaîne
Ouh t’as travaillé tes répliques bravo j’applaudis
Toi et tes petits airs supérieurs
tu nous as toujours pris de haut il me répond
vu d’où je viens personne aurait parié sur moi
alors ouais je suis fier de ma grosse montre
et de ma grosse bagnole
j’ai pas le luxe de me la jouer
retour aux sources et la vie dans les forêts moi je peux pas retourner chez papa maman si je perds mon boulot
et j’hériterai pas d’une villa six pièces dans le centre-ville
alors à partir de dorénavant
tes leçons tu peux bien te les foutre dans le »
p. 94

« Bonjour
comment allez-vous depuis le temps
C’est Madame Mueller bonjour
Ah vous êtes mariée félicitations
Non
un silence
Alors qu’est-ce que ça a donné après la prépa
vers quoi vous êtes-vous dirigée
J’ai fait l’ESC Reims
c’était un cauchemar
après j’ai travaillé dans la communication un peu par dépit
c’était pas mieux
d’abord marketing digital
je ne sais pas ce qui ma pris
puis communication culturelle
un passage malheureux par les public relations à Luxembourg
puis j’ai fait une dépression j’ai arrêté maintenant je fais des petits boulots
et je milite
j’essaie de trouver du sens à ce que je fais voilà
Ah
très bien
je vois
eh bien
bon courage alors mademoiselle
silence
Vous n’avez pas changé en tout cas »
p. 130-131

À propos de l’auteur
Hélène Laurain © Photo Sophie Bassouls

Née à Metz en 1988, Hélène Laurain a étudié les sciences politiques ainsi que l’arabe en France et en Allemagne, puis la création littéraire à Paris-VIII. Elle vit dans le Grand Est avec sa famille et y travaille en tant que traductrice de l’allemand. Elle anime actuellement un groupe de lecture au Fonds régional d’art contemporain de Lorraine autour du thème de l’émancipation. Elle s’intéresse notamment à ce qui a trait au vivant, au féminisme, à la maternité, et s’attache à trouver des formes qui disent le contemporain. Partout le feu est son premier roman (Source: Éditions Verdier)

Compte instagram de l’auteur https://www.instagram.com/helene_laurain/

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