Ethan Reckless est de retour. Agent du FBI infiltré dans le milieu activiste, mis définitivement sur la touche après une explosion, revoici donc l'homme qui aide les autres, une sorte de détective privé officieux, doué d'un sixième sens pour se mettre dans les ennuis jusqu'au cou. Cette fois nous sommes en 1985 et le quotidien d'Ethan est rythmé par une nouvelle enquête lui permettant de mieux digérer la mort de son père, et une rencontre avec une jolie bibliothécaire d'origine vietnamienne. Reckless est en effet chargé de remonter la piste d'un père de famille qui a simulé sa mort dans un accident de yacht, pour pouvoir entamer une nouvelle existence ailleurs, loin des siens. Le seul élément lui permettant de progresser dans cette affaire, c'est un livres emprunté à la bibliothèque des années auparavant et jamais restitué. Linh enregistre elle les prêts et elle s'occupe des clients (y compris ceux qui se montrent trop pressants ou gênants), c'est ainsi qu'elle va tomber petit à petit sous le charme de cet enquêteur mystérieux qui parvient à la séduire sans faire beaucoup d'efforts pour cela. Probablement car elle a aussi ses propres secrets, un drame familial qui jusque-là est resté en arrière-plan et ne serait jamais remonté au grand jour, si par le plus grand des hasards elle ne s'était pas retrouvée un soir avec Ethan dans le cinéma qui lui sert de logis, à regarder un vieux film de série B des années 70. En arrière-plan d'une scène elle croit reconnaître sa jeune sœur disparue depuis 8 ans. Une terrible révélation et une évidence : voici un cas impossible à ne pas accepter pour notre projet chevalier détective, qui est déjà en temps normal un type ne sachant résister à l'appel du danger. Quand il s'agit en plus de satisfaire aux besoins de celle qui lui a enfin apporté une parenthèse de paix, Ethan est le client parfait pour une nouvelle aventure où l'issue est annoncée comme tragique, dès les premiers instants. Aller au bout de cette affaire, quitte à y perdre gros, Ethan Reckless, quoi.
Ethan, c'est le type qui n'habite pas même sa propre histoire. De son logement insolite (un cinéma de quartier) à ses relations sociales (très limitées, une "amie" et un ancien collègue qui lui donne de bons tuyaux), on sent l'homme qui vit à côté de ses pompes, qui n'est plus concerné par sa propre trajectoire, et qui entre et sort d'une certaine forme de réalité, selon les missions qui lui échoient. Il y a come un gouffre, un manque flagrant, et c'est ce même manque qui ronge silencieusement Linh Tran, depuis que sa sœur a disparu. Pour elle comme pour Ethan, il existe une possibilité d'aboutir à la vérité, même s'il faut de la patience et prendre beaucoup de risques, mais pire encore, la vérité signifie l'éclatement de l'illusion, qui est la seule manière de suspendre le temps présent pour y trouver un peu de répit, voire de plaisir. Reckless l'homme qui est payé et se met en danger, pour ruiner ses propres chances de connaître la paix. Dans ce second volume Brubaker est parfait quand il s'agit de faire revivre une forme de paranoïa propre aux années soixante-dix, cette version décadente et satanique du flower power, qui a dégénéré pour devenir quelque chose de sordide. Des hippies sanguinaires, une société américaine qui s'effondre devant le manque de valeurs sûres, un écrin de choix pour un second tome qui puise dans ces ambiances glauques de quoi nous tenir en haleine de la première à la dernière page. Sean Phillips se focalise sur les personnages et l'action, vrais moteurs de l'intrigue et du rythme. Certains des arrière-plans très détaillés ont le sens de la répétition, tout comme les postures (Ethan au lit, avec Linh allongée à ses côtés, les fameux instants suspendus) : des cabines dans un restaurant, des chaises dans un théâtre. Tout ceci est aussi montré à travers une loupe nostalgique, servi parfaitement par Jacob Phillips, capable d'alterner (aux couleurs) les planches lumineuses à la pénombre la plus angoissante. Tout ceci est encore plus évident quand on voit Ethan avec tout un tas de vieilles bobines de film. On peut y remarquer des détails sur les affiches, les nombreuses rangées de bobines, chacune étant dessinée individuellement. Reckless est aussi cette "série" qui n'en est pas une, ce privé qui n'en est pas un, qu'on aime retrouver car si attachant, et si imprégné d'une époque révolue, ici retranscrite à merveille. Les maîtres du polar ont décidemment un talent de dingue, qui ne semble pas connaître la crise.