Quand vous rentrez dans la salle pour voir le film de Matt Reeves, il faut vous attendre à une plongée dans l'obscurité totale, d'une durée de presque trois heures. Le film se déroule la nuit, dans l'obscurité complète, à peine trouée par l'éclairage blafard d'une ville de Gotham qui semble dévorée par le vice, les néons faiblards, et une atmosphère poisseuse où se détache une pluie incessante. C'est dans ce cadre peu enchanteur qu'évolue une chauve-souris implacable du nom de Batman. Cela fait deux ans qu'il exerce ses activités de justicier et qu'il bénéficie d'un soutien vraiment très précieux au sein même de la police locale, avec un commissaire Gordon qui lui permet d'être présent sur les scènes de crime et l'aide notablement dans sa mission. Je parle principalement de Batman, car dans ce film il semblerait que ce soit lui qui représente la personnalité dominante, et que Bruce Wayne ne soit qu'un masque à porter durant le jour, pour donner le change, avoir un semblant de vie sociale, qui ressemble d'ailleurs à un calvaire, une obligation à laquelle il faut bien se plier pour avoir le droit d'exister parmi les hommes. Ce Batman là est très terre-à-terre, il a rien d'un super-héros capable de combattre Darkseid aux côtés de la Justice League; c'est une présence menaçante, un spectre incarné dont les pas résonnent d'un rythme martial sourd, alors que la silhouette se détache de l'ombre pour fondre sur ceux qui le méritent. La plupart du temps tout ceci se traduit par des combats où les coups sont tout autant donnés que reçus, par un Batman animé d'une rage quasi psychotique. Un film humain donc, et absolument pas super humain. Un film où l'ennemi ne vient pas d'une autre planète, ni ne possède de super pouvoirs, mais plutôt est l'émanation -tout comme dans le joker de Todd Phillips- de ce que notre société a su produire d'exclus, d'individus rejetés. En somme, ceux qui vivent en marge du système, avec l'envie d'en occuper un jour le centre, avec la conscience que ce ne sera jamais possible. Le ressentiment, la jalousie, le déclassement social et l'invisibilité sont autant de moteurs qui produisent un ennemi inédit, dont toute la dangerosité réside dans la capacité de tisser des plans machiavéliques, d'anticiper les faits et gestes de ses futures victimes. Toutes les cibles font partie des notables de la ville, ceux qui sont les plus corrompus, ceux qui un jour volontairement ou involontairement ont renoncé à leurs principes, pour empocher d'incommensurables pots de vin, ceux qui ont fait le nid de la corruption, notamment à travers un grand programme de réhabilitation de la ville de Gotham, dont l'un des principaux promoteurs fut le père de Bruce Wayne. Cet ennemi a donc grandi au sein de la cité, héritage pervers de son incapacité à inclure. Et quand "The Riddler" frappe de manière terrifiante, avec une série de devinettes tordues qui anticipent le méfait suivant, une partie du public ne pourra s'empêcher de penser que quelque part, certains de ces types-là l'ont bien mérité. Oui mais voilà, on ne peut-être juge et bourreau dans le même temps, sans avoir très souvent un problème de délire paranoïaque des plus préoccupants. Non pas que Batman lui, soit un parangon d'équilibre mental...
Il y a dans ce film un jeu du regard qu'il est important de mettre en évidence, comme si au-delà de l'enquête elle-même, l'espionnage et l'interprétation subjective étaient aussi des éléments importants, à placer au service de l'intrigue. C'est d'ailleurs la perception du Riddler (Paul Dano) qui observe à travers des jumelles, qui ouvre The Batman. On y trouve aussi un justicier qui épie Catwoman par la fenêtre, alors qu'elle se change et endosse son costume en latex, dans une pause particulièrement érotisée. Sans oublier ces lentilles ultra sophistiquées qui servent de "caméra embarquée" au Dark Knight, lui permettant de voir, et donc de savoir, sans être vu, donc sans que ça se sache. L'enquête suit un peu le modèle du Zodiac de Fincher, mais ici l'assassin souhaite à un moment donné qu'on en finisse et être capturé; c'est essentiel pour parachever son plan machiavélique et pour placer ceux qu'il estime responsables de la situation devant leurs responsabilités. Car la fange qui n'a rien subit les malversations de ceux qui se partagent tout. Le Pingouin (Colin Farrell), Carmine Falcone (John Turturro), la police corrompue, c'est un véritable mille-feuilles de malversations qui explique comment et pourquoi une ville entière subit les ravages d'une disparité sociale économique, qui engendre chaos et violence. Et Batman dans tout cela? On s'intéresse généralement aux costumes, qui sont la première manifestation évidente et extérieure de ce qu'est un super-héros, quand il est adapté à l'écran. C'est pire encore quand il s'agit d'une énième adaptation, et que se met en branle le jeu des comparaisons. Ici, est-ce bien important, puisque le plus clair du temps Batman évolue dans l'ombre... Si on peut émettre des réserves sur une cape qui a l'air parfois plus encombrante qu'autre chose (sauf lorsqu'il s'agit de planer maladroitement comme une véritable chauve-souris) on apprécie les quelques évolutions vers l'épure, qui tendent vers un personnage plus urbain, clairement plus fragile et vulnérable. Robert Pattinson était un peu le talon d'achille du projet, à en croire l'avis de pas mal de monde; il n'a pas la carrure, il n'a pas le charisme. Sauf qu'en réalité, ce Batman, ou plutôt ce Bruce Wayne factice, qui ne semble exister que lorsqu'il possède une cagoule sur la tête et un batarang dans les poches, est tout à fait crédible! C'est un Batman qui ne masque pas ses failles, et qui au contraire doit les utiliser, pour se hisser au-dessus de la mêlée. Peut-être moins puissant et omniscient, mais assurément plus tragique et dramatique. Face à lui, une Catwoman (Zöe Kravitz) dénuée de ses côtés baroques et de ses atours pompiers, et elle aussi plutôt réussie. Le film dure donc presque trois heures, mais achève le tour de force de rester tendu comme une corde de violon, d'un bout à l'autre. La colère rentrée gronde sourdement et explose par endroits, terrifiante. C'est à la fois un film de super-héros pas si supers, ni même complètement héroïques, et un brûlot politique et social qui dépeint une réalité dystopique, finalement pas si éloignée de la nôtre. C'est un film angoissant, parce qu'il est le reflet de ce que nous pourrions vivre, et que probablement nous vivons déjà, même si de manière moins spectacularisée. The Batman est une franche réussite, c'est indéniable et pourtant, il était permis d'en douter. Plus maintenant.