Les abeilles grises d’Andrei Kourkov

Les abeilles grises d’Andrei Kourkov

Les abeilles grises, Andreï Kourkov, traduit du russe par Paul Lequesne, Liana Levi, 2022, 398 pages.

Ce roman se situe après l’annexion de la Crimée par les Russes, dans le Donbass, dans une zone vidée de ses habitants qui ont fui la guerre entre les séparatistes pro-russes et l’armée ukrainienne.

Dans un petit village abandonné de cette « zone grise », deux hommes vivent de manière rudimentaire, sans électricité, avec peu de nourriture, chacun dans sa maison. Ce sont des ennemis d’enfance. Ils ont grandi ensemble, se sont détestés ensemble, ont vécu leur vie d’adulte à quelques rues d’écart et se supportent et même s’entraident parce qu’il n’y a plus personne. Sergueïtch est apiculteur, il aime ses abeilles et croit à leur pouvoir thérapeutique. Pachka et lui ont des points de vue divergents sur la situation. L’un va se ravitailler auprès de ses amis Russes, l’autre a un ami Ukrainien qui vient le voir de temps en temps et qui lui fait un cadeau surprenant (pour nous qui vivons en paix).

A l’arrivée du printemps, Sergueïtch décide d’emmener ses abeilles loin de cette zone de combat où les grenades sont plus nombreuses que les fleurs. A propos de grenade… Kourkov nous réserve, avec la malice qui le caractérise, une incroyable surprise au bout du voyage.

Je me suis glissée dans ce roman tranquillement au rythme des vies monotones des deux protagonistes jusqu’à ce que le voyage commence et que l’apiculteur vive une succession de péripéties s’appuyant sur les absurdités de la situation (lors des passages de frontières), la méfiance des uns envers les autres, si tu es en Ukraine on se méfie de toi parce que tu viens du Donbass, si tu es en Crimée, et que tu côtoies les Tatars, on te regarde d’un mauvais œil, mais où est-on bien en Ukraine ?

Le plus gros paradoxe de ce roman c’est la sérénité qui s’en dégage. Malgré le bruit des bombes, le grondement des canons, l’absence de vivres, Sergueïtch reste étrangement calme, et même si la présence d’un cadavre dans le no man’s land (qu’aucun soldat d’un côté ou de l’autre ne vient retirer), l’inquiète, nous continuons à suivre tranquillement le moindre de ses mouvements. En Crimée, l’apiculteur va baigner dans une nature féérique qu’il contemplera toujours avec intérêt. La comparaison qu’il fera entre les abeilles et les hommes se fera toujours au bénéfice des unes et au détriment des autres. Et aujourd’hui, les paroles de Kourkov résonnent encore plus à la lumière de la terrible actualité, elles prennent toute leur ampleur.

J’ai appris beaucoup de choses sur l’Ukraine, j’étais très ignorante… J’ai découvert l’existence des Tatars, et si Kourkov ne donne pas beaucoup de détails sur les situations réelles des uns et des autres, il sème des pierres, des petites pierres qui permettent au lecteur de construire sa propre vision de la situation. Et libre à lui ensuite, d’approfondir ou non par des recherches personnelles.

Ce roman, aujourd’hui, parait essentiel. Kourkov est un auteur ukrainien majeur et sa voix doit être entendue. De quelle manière peut-on aider un auteur si ce n’est en le lisant ?

 Il avait laissé derrière lui les « erpédistes » et les soldats ukrainiens. Derrière lui le grondement des canons proches et lointains. Derrière lui la guerre à laquelle il ne prenait aucune part, mais dont il était devenu simplement l’habitant. Habitant de la guerre. Un sort nullement enviable, mais autrement plus tolérable pour un être humain que pour des abeilles. Sans les abeilles, il ne serait parti nulle part, Il aurait eu pitié de Pachka, il ne l’aurait pas abandonné tout seul. Mais les abeilles, elles ne comprenaient pas ce qu’était la guerre ! Les abeilles ne pouvaient pas passer de la paix à la guerre et de la guerre à la paix, comme les humains. 

Et ce terrible dialogue :

— Mais c’est leur terre, objecta timidement Sergueï.
— Leur terre ? C’est la meilleure ! s’indigna la femme benoîtement. Elle est russe et chrétienne, et ça depuis la nuit des temps ! Bien avant les Tatars, les Russes ont apporté de Turquie le christianisme ici. À Chersonèse. Il n’y avait alors aucun musulman. Ce sont les Turcs qui plus tard les ont envoyés en même temps que l’islam. Poutine, quand il est venu, a raconté lui-même tout ça : ici, on est en sainte terre russe.
— Bon, moi, je ne connais pas l’histoire. Les choses peuvent s’être passées de mille façons.
— Les choses se sont passés comme Poutine l’a dit, insista la vendeuse. Poutine ne me ment pas.

Les abeilles grises d’Andrei Kourkov

Ce livre a été lu dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.