Nous sommes au début de la décennie des années 80, dans la petite ville pas très glamour de Holland, en plein Michigan. L'attraction du moment, c'est l'ouverture d'un méga centre commercial dont le nom est en soi tout un programme : Everything. La promesse est littéralement de permettre à chacun d'y trouver absolument tout ce dont il a besoin, y compris (voire surtout) ce qu'il ne savait pas désirer, ou qui relève du superflu le plus élémentaire. Christopher Cantwell annonce l'événement, pour autant c'est avec le destin croisé de quelques individus, des tranches de vie saisies sur le vif, qu'il amorce son récit. Lori est une femme un peu paumée, qui n'hésite pas à baigner son petit-déjeuner dans la vodka, et qui suite à un drame professionnel (explicité dans le quatrième épisode) est à la recherche du bonheur, ou tout du moins, voudrait ne plus être si triste et souffrir. Remo Mundy est pour sa part un ado qui se fait battre par son père, qui l'accuse d'être un bon à rien qui ne cherche pas à entrer dans la vie active. Eberhard Friendly est de son côté le gestionnaire de la ville de Holland; il habite juste à côté, à Macatawa, et vit une illusion de bonheur conjugal. C'est lui qui est appelé à inaugurer le centre commercial Everything avec ses belles paroles mielleuses. Là-bas, il va croiser le chemin de Shirley, une des gérantes, qui cherche à faire le bonheur de tout le monde, et affiche un horripilant optimisme de façade. L'intrigue joue alors la carte "ambiance David Lynch - Twin Peaks" et offre au lecteur toute une série d'événements dramatiques, qui en apparence ne présentent aucun lien entre eux. Un sans domicile fixe est retrouvé carbonisé sur un banc, le jeune Remo plonge pour sa part dans le fleuve avec sa voiture, et se noie... Lori entend d'étranges mélodies et semble comme hypnotisée par les couleurs criardes qu'arborent Everything. Eberhard échappe lui à la mort, puis dépérit lentement mais sûrement, alors que sa vie se délite... Everything (le comic book) nécessite clairement une période d'adaptation, et mise sur la durée pour révéler ses mystères, et donc son charme, plutôt que sur le départ lancé. D'ailleurs on se prend rapidement à penser que cette série se déguste avec bien plus de pertinence sous forme d'un pavé relié. Bonne pioche pour nous lecteurs français, qui avons les épisodes 1 à 10 d'un coup, chez 404 comics.
Le mystère dans Everything est tout. Il est probablement une fin en soi, puisque l'ambiance, la sensation d'étrangeté et d'horreur diffuse prend le pas sur les causes profondes, qui restent souvent assez nébuleuses. On assiste aux doutes et à "l'enquête" d'un vendeur de matériel hi-fi, qui a perçu des harmoniques sonores singulières dans la ville de Holland. On s'interroge sur l'identité réelle de ceux qui gèrent le grand magasin derrière les coulisses, et qui peut bien être Shirley, qui se cache derrière ce sourire de façade et cette volonté de toujours aider les autres à atteindre le bonheur (illusoire?). Le bonheur, pour un américain du début des années 80, est fils des années Reagan, c'est à dire cette impulsion à la (sur)consommation qui allait bien vite dévorer les âmes, les consciences, sans compter les porte-monnaie. L'apparition de ces monstrueux temples de la consommation n'est que le premier pas vers une transformation complète de nos habitudes, geste précurseur de ce que sera dès lors le géant Wall Mart, puis Amazon, qui désintègre jusqu'aux rapports physiques pour laisser pénétrer Everything...directement chez vous. Cette critique surréaliste et angoissante de ce que nous vivons aujourd'hui est faussement tenue à distance par le dessin en apparence naïf de Ian Culbard, qui se pare aussi de couleurs un poil trop criardes ou artificielles, au service donc d'un discours qui veut que la patine clinquante ne soit que la vitrine d'un mécanisme sordide, terrifiant, quand on y place le bout du nez. Capable de vraiment dérouter car pas forcément accessible à toutes et à tous lors d'une lecture superficielle, Everything est une des sorties "indépendantes" majeures de cette année, proposée qui plus est dans un bel écrin, une édition savamment soignée, disponible chez 404 comics. Quand on pense que les américains ont lu les premiers numéros un mois après l'autre, et les reste d'un coup, en volume, avec une pause covid entre les deux, on mesurera notre chance, pour ce coup.