Waco Horror – Elizabeth Freeman, l’infiltrée (Lisa Lugrin – Clément Xavier – Stéphane Soularue – Editions Glénat)
Dallas, le 15 mars 1916. La suffragette Elizabeth Freeman, qui commence à se faire un nom à travers le pays grâce à ses actions très médiatiques en faveur des droits des femmes, organise un meeting durant lequel elle fait monter sur scène William Du Bois, un sociologue afro-américain qui lutte comme elle pour les droits civiques et l’égalité. Co-fondateur de la National Association for the Advancement of Colored People, William Du Bois est également journaliste puisqu’il a fondé « The Crisis », le premier journal afro-américain contre la ségrégation. C’est pour cette publication qu’il demande à Elizabeth de prendre le train pour Waco, afin d’y enquêter discrètement sur la disparition de Jesse Washington, un jeune noir de 17 ans qui travaillait dans les champs de coton et qui n’a plus donné signe de vie depuis son interpellation par le shérif local. Au moment de sa disparition, le jeune Jesse, qui souffre d’un retard mental, était suspecté du viol et du meurtre d’une femme blanche. Ces accusations l’avaient mené derrière les barreaux, tandis qu’une foule de suprémacistes blancs en colère s’était massée autour du commissariat pour réclamer sa tête… En menant son enquête, Elizabeth découvre assez rapidement que le pauvre Jesse a en réalité été lynché, et que toute la ville ou presque est au courant. Plus étonnant encore, elle se rend compte avec stupéfaction que les horribles sévices dont le pauvre ouvrier noir a été victime ont été pris en photo par Fred Gildersleeve, le photographe local, qui en a même fait des cartes postales! Bien décidée à dénoncer ce scandale dans les colonnes du journal « The Crisis », la courageuse Elizabeth tente vaille que vaille de faire parvenir son article et les images du lynchage à William Du Bois. Mais alors qu’elle avait été accueillie chaleureusement jusque-là par les habitants de Waco, la jeune femme devient subitement l’ennemi à abattre. Que ce soit le shérif, le photographe ou le juge, tous les notables de la ville sont déterminés à se débarrasser de cette encombrante fouineuse…
Malgré son courage exemplaire, Elizabeth Freeman n’est pas un personnage historique très connu, certainement de ce côté-ci de l’Atlantique. Il était donc temps de la remettre à l’honneur, ce qui est aujourd’hui chose faite grâce à la BD « Waco Horror ». Les scénaristes Lisa Lugrin et Xavier Clément s’appuient sur le lynchage de Jesse Washington, un fait divers bien réel qui a secoué l’Amérique au début du XXème siècle (et qui a encore été mentionné récemment dans le film « BlacKkKlansman » de Spike Lee), pour donner une triple dimension à leur histoire. Premièrement, « Waco Horror » est un récit historique, qui s’appuie sur des faits véridiques pour raconter comment une suffragette britannique et un sociologue afro-américain ont réussi à faire évoluer les mentalités vis-à-vis des lynchages barbares pratiqués dans le sud des Etats-Unis. Deuxièmement, « Waco Horror » est une véritable enquête, en l’occurrence celle menée au péril de sa vie par Elizabeth Freeman à Waco pour tenter de comprendre ce qui a bien pu arriver au pauvre Jesse. Une enquête pour laquelle la jeune femme n’a pas hésité à prendre d’énormes risques, notamment en retournant dans la gueule du loup grâce à un déguisement. Et troisièmement, cette BD est un magnifique portrait de femme, Elizabeth Freeman se révélant à la fois téméraire, perspicace et drôle, comme elle l’était apparemment dans la vraie vie. « On avait déjà un sacré personnage clés en main, pas besoin de chercher ailleurs », soulignent les scénaristes, qui reconnaissent malgré tout que leur Elizabeth peut faire penser un peu à Adèle Blanc-Sec. « Oui, je pense que le personnage de Tardi n’est pas si éloigné que ça de celui que nous avons créé pour incarner Elizabeth Freeman: intelligente et moqueuse, tragique et décontractée. Au-dessus de la mêlée, en tout cas », admet le dessinateur Stéphane Soularue. Ce qui frappe également dans « Waco Horror », c’est le ton employé par les auteurs, souvent décalé et plein d’humour, comme pour contre-balancer l’horreur des faits racontés dans ce livre. Cette manière de faire n’est pas sans rappeler l’approche des frères Coen dans leurs films. La réalité historique est glaçante, mais malgré tout, on reste dans le registre de la comédie, grâce surtout à des personnages pathétiques qui incarnent magnifiquement cette Amérique profonde, à l’image du shérif et du juge, qui ne semblent pas vraiment prendre la pleine mesure de la gravité de leurs actes. « Waco Horror » est donc une BD avec un vrai propos, qui reste hélas d’actualité, mais c’est aussi un divertissement réussi. Les dessins pleins de finesse de Stéphane Soularue, qui suggèrent plus qu’ils ne montrent, participent à cette réussite.