Pour comprendre le succès et l'importance de Fathom, dont Delcourt propose l'intégrale en ce joli printemps, il suffit de laisser la parole à Geoff Johns, pour débuter. "Quand Fathom est sorti, j'ai été immédiatement captivé par le monde que Mike avait créé. Sa mythologie était aussi profonde que celle que l'on retrouve dans des œuvres comme Le Seigneur des Anneaux ou Star Wars. Il y avait une complexité dans Fathom que peu de comics possèdent…". Du reste, il s'agit là de l'une des bandes dessinées américaines les plus emblématiques des années 1990 et le meilleur travail du regretté Michael Turner, selon la plupart des critiques. L'héroïne de cette histoire est splendide et inoubliable. Aspen est une jeune femme qui au départ ne se souvient de rien de son passé, mais elle découvre qu'elle a des pouvoirs liés à l'eau, à la suite d'un accident survenu dans une base sous-marine. A partir de ce moment, sa vie bascule : elle comprend qu'elle est issue d'une lignée d'êtres marins et qu'elle peut même exercer un pouvoir sur l'eau ; Aspen peut en décomposer les molécules et les transformer en armes et elle peut même se transformer elle-même en eau. Son passé est auréolé de mystère : dans les années 1980, un bateau de croisière, le Paradise, a mystérieusement disparu puis est réapparu surgissant de nulle part dix ans plus tard, avec à son bord la petite Aspen qui, au moment de sa disparition ne s'y trouvait tout simplement pas. Une fois adulte, en possession d'un doctorat de recherche, et après avoir participé aux Jeux-Olympiques (sa passion pour l'eau est dévorante), elle découvrira que se cachent dans les profondeurs de l'océan certaines races comme le peuple des Bleus, dominé par Killian et celui des Ténébreux, véritables dieux qui vivent dans des profondeurs inaccessibles aux humains. Toute cette histoire est présentée en variant les angles de vue, les narrateurs, et d'ailleurs les didascalies sont toutes caractérisées par un code couleur et une police de caractère propre à isoler et expliciter de quel personnage il s'agit, avant même qu'il soit nécessaire de lire le texte. C'est bien entendu le dessin qui attire l'œil d'emblée, avec non seulement les silhouettes très féminines (voire érotisées) de Turner, mais aussi cette impression de vastitude liquide, de sérénité marine, qui traverse l'intégralité de Fathom, avec le remarquable apport de J.D. Smith et Peter Steigerwald, qui transcende de nombreuses pages.
Alors oui, le personnage d'Aspen incarne le stéréotype féminin en vogue dans les années 1990 : longiligne, visage magnifique, de grands yeux et des lèvres charnues, bref un modèle également utilisé par J. Scott Campbell ou encore toute l'armada des dessinateurs Image Comics. Parfois certaines poses laissent penser que la longueur de ses jambes correspond à deux fois le reste du corps, ou encore appartiennent au répertoire du contorsionniste le plus doué. Les personnages masculins ne sont pas en reste. Que ce soit Killian, ou le pilote Chance (et son frère), la testostérone abonde, la mâchoire est saillante et bien carrée, les muscles aussi nombreux que parfois improbables, avec une force et une virilité ultra développées. Le ton global du récit est initialement tragique et grandiloquent. Derrière des intentions écologistes et un discours de défense de l'environnement qui dénonce l'incurie des hommes, sa cache rien de moins que la fin du monde, des scènes apocalyptiques où toute vie menace de disparaître, où les océans pourraient bien se vider (!) ou l'eau des lacs et des mers forment des bulles géantes en lévitation au dessus de leurs surfaces, provoquant tsunamis et autres phénomènes catastrophiques. Après ce premier arc narratif bien sérieux et sombre, Turner a voulu adoucir un peu les choses en nous présentant le personnage de Baha, une sorte d'Achab qui implique Aspen dans sa chasse folle à un mastodonte des océans nommé Big Moe. Et là aussi, Turner se surpasse au dessin, notamment dans la représentation du vaisseau de Baha, le Spelunker, très fouillée et systématiquement offerte au lecteur sous de nouveaux angles de vue. Voilà qui s'appelle ne pas s'épargner ! Bien que Fathom ait été initialement publiée par Top Cow Productions, la série a été rapatriée par Turner lui-même chez son nouveau label indépendant, Aspen MLT Inc. Une décision qui a déclenché bien des controverses avec le label fondé par Marc Silvestri pour les droits du titre, et ceci alors que Michael Turner devait commencer à lutter contre une terrible maladie qui allait l'emporter très prématurément, en 2008. La certitude, en relisant les pages de Fathom, et très prochainement (nous en reparlerons très vite) celles de Soulfire, est que nous avons perdu là un artiste d'exception, qui avait encore tant à raconter et illustrer. Pour terminer signalons l'existence d'un crossover, dans lequel Aspen rencontre Witchblade et Lara Croft. Vous ne verrez pas celles-ci dans cette Intégrale, toujours pour ces questions épineuses de droits. Frustration quand tu nous tiens.