En attendant le gros lot

Par Mathieu Van Overstraeten @matvano

Nettoyage à sec (Joris Mertens – Editions Rue de Sèvres)

Le quotidien de François est réglé comme du papier à musique. Ce célibataire endurci, au physique passe-partout, a ses petites habitudes immuables. Tous les jours ou presque, il fume une cigarette sur le balcon de son appartement, passe boire une Stella Artois au bar Monico, fait un détour par le kiosque à journaux pour jouer ses numéros fétiches au Lotto. Le 5, le 8, le 24, le 12, le 10 et le 52, soit la date de son anniversaire et celle du jour où son voisin du haut est mort. « Deux jours de chance », sourit-il. Cela fait au moins cinq ans que François joue cette même combinaison. Pour lui, c’est sûr, la persévérance est la clé de la réussite. S’il gagne le gros lot de 10 millions de francs à la loterie, François s’achètera une Mercedes, mais surtout, il fera l’acquisition d’un bel appartement à la mer pour Maryvonne, la jeune femme souriante qui tient le kiosque. Elle est le seul rayon de soleil dans son existence plutôt terne. Il rêve de pouvoir lui offrir un jour une vie meilleure, elle qui élève seule sa fille Romy. « Une adorable enfant, cette petite. Et intelligente », dit-il à Maryvonne pour la flatter. Mais en attendant cet improbable jour de chance, François traverse une mauvaise passe. Il pleut des cordes sur la ville mais il a oublié son parapluie, ce qui lui vaut d’être trempé comme s’il sortait de sa douche. En plus, la patronne de la blanchisserie pour laquelle il travaille depuis des années comme chauffeur refuse de lui accorder une augmentation. Pire que ça, elle lui colle dans les pattes son neveu Alain, un incapable à qui il faut apprendre toutes les ficelles du métier. Traverser la ville avec ce gars-là au volant n’a rien d’une partie de plaisir… surtout pour les piétons qui ont le malheur de croiser son chemin! Lorsque François est envoyé par son employeur pour une livraison en-dehors de la ville, son destin bascule. Alors qu’un des pneus de la camionnette est à plat et qu’il pleut toujours autant, il doit marcher à travers bois pour livrer des costumes dans une grande maison isolée. Il sonne, il appelle, mais personne ne lui ouvre. Il décide alors de pousser la porte et fait une découverte qui pourrait enfin changer sa vie…

Décidément, Joris Mertens est un nom à suivre de près. De très près, même. Cet auteur flamand avait marqué une première fois les esprits il y a deux ans avec « Béatrice », une bande dessinée muette et hors du temps sur une vendeuse fascinée par un vieil album photos. Aujourd’hui, ce quinquagénaire, qui a d’abord fait carrière comme graphiste dans le monde du cinéma et de la télévision avant de se lancer dans la BD sur le tard, frappe une nouvelle fois très fort avec « Nettoyage à sec ». Tout comme son livre précédent, il s’agit d’un ouvrage visuellement bluffant, mais avec cette fois les dialogues en plus. Après l’image, Joris Mertens ajoute le son. On sent clairement l’influence du cinéma dans cette bande dessinée. Pas seulement parce que son personnage principal a des faux airs de Jean-Pierre Bacri, mais aussi parce que le décor, les habits, le rythme et l’intrigue font penser à un film français des années 70. En feuilletant les pages de cet album, on a l’impression de retourner quelques dizaines d’années en arrière, notamment grâce aux publicités d’époque. Au-delà de l’histoire de « Nettoyage à sec », qui est intéressante mais finalement assez secondaire, c’est surtout l’ambiance qui donne à cette bande dessinée toute sa saveur. Grâce à des doubles pages superbes et un vrai sens du détail, Joris Mertens fait preuve d’un talent d’orfèvre pour recréer le décor urbain et humide d’une ville des années 70. Cette ville ressemble très fort à Bruxelles, tout en intégrant aussi des éléments plus parisiens. La plupart du temps, on a vraiment l’impression d’être dans la capitale belge – on reconnaît notamment la Place De Brouckère ou l’Hôtel Métropole – mais Joris Mertens prend un malin plaisir à brouiller les pistes en ajoutant certains ponts ou bâtiments qui, de toute évidence, ne sont pas bruxellois. Et puis, il y a la pluie, omniprésente sur toutes les pages ou presque, au point de jouer un rôle important dans le dénouement de l’intrigue. La façon dont le dessinateur flamand parvient à mettre en images cette ambiance urbaine et pluvieuse est remarquable, grâce à des jeux d’ombres et de reflets dans les flaques, sur les pavés trempés ou sur les rails du tram. Un véritable régal pour les yeux.