Bienvenue en Australie au 19e siècle, le moment charnière où les autochtones subissent peu à peu l'invasion étrangère qui s'apprête à définitivement coloniser le continent. Deux destins apparemment diamétralement opposés vont être développés dans ce récit et vont finir par se rencontrer… enfin façon de parler. Disons plutôt deux points de vue sur une seule et même histoire. Il faut juste savoir que M'rrangoureuk fait partie de ces primitifs aborigènes courageux qui n'hésitent pas à aller au combat, la lance pointée pour défendre leur territoire et leur liberté. Hélas, il a probablement connu la défaite et la mort lors d'un ultime assaut. Aussi c'est avec une grande surprise qu'il revient un jour parmi les siens, dans sa tribu, quand plus personne ne l'attendait vraiment. Mais le valeureux a bien changé. Il est émacié, n'est plus en mesure de communiquer avec les autres, semble ne rien reconnaître et reste prostré. Même sa couleur de peau est différente, il est désormais beaucoup plus "blanc", ce qui n'a rien de surprenant quand on a traversé le royaume des morts, pour revenir parmi les vivants, quand on est une sorte d'ombre qui marche parmi ceux qui eux ont toujours été en vie. Il en faut de la force, de la décision, pour braver l'au-delà et en revenir, marcher à nouveau parmi les hommes. Cependant, sa femme n'accepte pas de le reconnaître. Pour elle, il ne s'agit pas du mari disparu et elle ne veut pas s'en approcher. Les autres par contre l'accueillent fébrilement et dans la joie, ils font tout pour le mettre à l'aise, le réadapter à son ancienne vie. Ils font preuve d'une patience incroyable. Oui mais voilà, rien n'y fait, M'rrangoureuk continue à rester muet et à se sentir comme un poisson hors de l'eau. L'explication commence alors à se faire jour, dans la seconde partie du Serpent à deux têtes, où le point de vue change radicalement.
La seconde partie de l'ouvrage mais elle en scène un bagnard anglais du nom de William Buckley, qui s'évade des travaux forcés, en compagnie de deux autres détenus. Mais l'impossibilité de trouver leur chemin dans une nature hostile et indéchiffrable, la faim et la soif, les dangers du quotidien, font qu'ils vont finir par s'entredéchirer. C'est au moment où notre homme semble perdre tout espoir qu'il rencontre une tribu d'aborigènes, qui vont lentement lui expliquer comment survivre et lui donner les clés de l'adaptation dans un milieu inconnu. Même s'il ne leur fait pas confiance immédiatement, loin de là, il s'agit d'un moment décisif pour son existence. Dès lors, le lecteur comprend mieux tout ce qu'il a lu jusque-là, et se rend compte du formidable travail qu'a accompli Gani Jakupi, notamment sur l'identité. Sommes-nous vraiment la personne que nous sommes, ou dépendons-nous du regard et de l'acceptation des autres, pour pouvoir valider notre identité. Sommes-nous un autre lorsque l'autre l'exige et lorsque nous sommes dans l'impossibilité d'exprimer la réalité de notre naissance, et que nous devons nous conformer et nous plier aux attentes d'une société ? Tout ceci est mis en parallèle avec une période particulière de l'histoire en Australie, qui n'est pas sans rappeler les élucubrations récentes du Grand remplacement, qui ici trouve par contre toute sa pertinence, puisque l'histoire nous enseigne, en effet, que c'est par la violence, l'expropriation, la spoliation que la population native a été remplacée. Un conte (basé sur des faits supposés réels) mis en images de manière délicate, expressive, avec des aquarelles aussi subtiles que délicieuses, un travail donc clairement réussi et convaincant, qu'il faut absolument découvrir avant que ne finisse cet été caniculaire. Vous avez rendez-vous chez Soleil avec un artiste de premier ordre.