Le temps finit par tout effacer, même les drames intimes les plus déchirants. William Warren, qui travaille en tant qu'inspecteur des travaux publics, a perdu le goût de vivre le jour où sa petite fille est morte, il y a de cela une dizaine d'années. Depuis, William s'est perdu; son épouse a fini par le quitter, il mène une existence en solitaire et ne semble plus posséder le moindre rêve, la moindre l'ambition. Chose encore plus terrible, il se rend compte qu'il est désormais incapable de convoquer le visage de Wendy, sa fille, dans sa mémoire. S'il parvient encore à saisir certains détails de leur existence ensemble, comme ce pull-over rouge trop grand et tout miteux qu'elle adorait porter, ses traits, son sourire, son regard tout simplement, lui sont désormais inaccessibles. L'histoire prend un tour particulièrement étonnant, pour ne pas dire inquiétant, durant une nuit somme toute banale. William reçoit un appel téléphonique masqué et il se décide finalement à répondre, après avoir refuser de décrocher la nuit précédente, à la même heure. Au bout du fil, la voix qui lui demande de partir à sa recherche, jusqu'à atteindre le "centre" est celle de Wendy, sa fille. Comment est-il possible que la jeune morte entre en communication de cette manière? S'agit-il d'une hallucination, des prémices de la folie, d'une douleur si grande qu'elle fait déraisonner celui qui la ressent? Jeff Lemire déroule une fois de plus certains des thèmes fondateurs de son œuvre, comme les rapports familiaux, la mort, la solitude. Nous sommes ici dans la veine la plus personnelle et intimiste de l'auteur canadien, celle qu'il a patiemment creusé à travers des albums inoubliables comme Jack Joseph, soudeur sous-marin (la ressemblance est presque frappante) ou encore Essex County. La grande passion de Wendy pour les labyrinthes est l'élément portant de ce qui va être une longue quête métaphysique, pour un homme, un père de famille qui a laissé la tristesse et le désespoir l'enfermer dans une prison sans murs, mais sans horizon. "Trouver le centre", ne serait-ce pas aussi se retrouver, tout simplement?
Le labyrinthe c'est le lieu où on se cache, où on se perd, c'est aussi à l'image de l'existence de tout un chacun. Il est bien rare d'entreprendre ce genre de voyage et d'atteindre le but fixé au premier coup, sans avoir besoin de faire demi-tour, sans se leurrer par endroits, sans devoir même recommencer du début, lorsqu'on s'aperçoit qu'on est dans une impasse totale. L'existence de William en est arrivée à ce point; une perte si dramatique et si inacceptable pour lui qu'il n'a dès lors cessé de dériver, et a laissé au temps qui passe le soin de le porter, de l'annuler, au gré des événements, au point de ne plus savoir où il est ni qui il est, d'ailleurs. Pour une fois, cette histoire ne se passe pas dans une province reculée du Canada, mais dans une ville, à Toronto, et l'architecture même de la cité, la modernité urbaine, participe activement à cette histoire, tout comme en partie ça pouvait être un peu le cas dans les tous premiers épisodes de Gideon Falls, par exemple. Mais ce n'est pas une œuvre si sombre que cela, car l'auteur canadien nous présente toujours un espoir en toile de fond, que l'on peut apercevoir comme une lumière blafarde derrière les nuages cotonneux d'un jour de brume. Il est là, et pour peu que l'on sache regarder dans sa direction, c'est-à-dire entreprendre une traversée courageuse du labyrinthe, il est possible de trouver le réconfort, la solidarité et même pourquoi pas l'amour. La poésie du quotidien a toujours une double face chez Lemire; elle est capable de vous montrer ce qu'il y a de pire et de plus déchirant, et en même temps de vous prouver qu'il existe son contraire, la beauté, si on se donne la peine de la chercher. Jeff Lemire fait tout tout seul, comme dans certaines de ses œuvres les plus abouties. Pour les dessins, il ne s'embarrasse pas de fioritures; conscient de ses propres limites en la matière, c'est surtout l'émotion, les sentiments qu'il est capable de transmettre de manière extraordinaire : les visages sont ainsi ébauchés en apparence seulement, mangés par des lignes qui cherchent à en dessiner la physionomie concrète. Il y a parfois un subtil changement de couleur, quand on passe d'un univers réel à un autre un peu plus métaphysique, ou onirique, et le fil rouge qui traverse le récit est à prendre au sens littéral et figuré, puisque cette quête intime et familiale prends aussi l'aspect d'une corde rouge, comme un fil infini qui se déviderait du pull-over élimé de la jeune Wendy. Derrière tout cela, quelques touches à l'aquarelle enrichissent les cases, qui jouent beaucoup sur les silences, la lenteur, une manière cinématographique de tourner autour des personnages. Il y a d'infinis possibilité de se tromper dans ce Labyrinthe inachevé, comme il y en a dans la vie, mais la seule certitude selon Jeff Lemire, c'est qu'il n'y a aucune chance d'en atteindre le centre si l'on ne se met pas en mouvement et si on n'entreprend pas l'aventure, avec la certitude et même la nécessité de pouvoir parfois se tromper, se corriger, recommencer, mais toujours avancer. Une leçon philosophique et artistique de tout premier ordre à dévorer dès cette semaine chez Futuropolis.
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