Giorgio De Maria (1924-2009) a été critique de théâtre mais il a aussi travaillé pour Fiat et la RAI. En 1958, il a participé à la création de Cantacronache, aventure originale du côté de la chanson engagée, qui a réuni écrivains, poètes, musiciens — parmi lesquels Italo Calvino, Umberto Eco… D’anticlérical convaincu, il s’est converti au christianisme, rapportant même des visions mystiques qui inquiétèrent les psychiatres ! Dès lors, il a abusé de l’alcool et de somnifères, jusqu’à mourir à moitié fou et presque ruiné. Auteur de quatre romans, dont ce dernier paru en 1977. Très vite disparu des librairies pendant quarante ans, tout en devenant culte, jusqu’à sa publication aux Etats-Unis en 2017, il vient d’être traduit chez nous.
Le narrateur, jamais nommé, est un homme très quelconque, employé obscur dans un bureau, qui décide d’écrire un livre sur des évènements extravagants ayant frappé Turin (« Surnommée la ville de la magie noire ») il y a une dizaine d’années et dont plus personne, bizarrement, ne semble avoir gardé le souvenir. A l’époque une épidémie d’insomnies frappa de nombreuses personnes dans le centre historique de la ville – la géographie urbaine de la cité tient une place importante dans l’ouvrage -, la nuit elles erraient dans les rues puis la nuit du 8 mai commencèrent des massacres ahurissants perpétrés par un ou plusieurs êtres non identifiés, attrapant un passant « par les jarrets et balancé avec force contre le tronc du marronnier. Ceux qui ont assisté au meurtre ont juré qu’ils n’avaient rien vu. » Cela dura vingt jours, ou plutôt vingt nuits. Pour mener son enquête notre homme va interroger la sœur de la première victime, puis un avocat qui l’aiguille vers un homme ayant fait des enregistrements sonores juste avant le premier crime, des voix hésitantes, venant de nulle part, conversent puis se lancent un défi guerrier…
Au centre de ce mystère, semble-t-il, la Bibliothèque, un bâtiment où ne sont entreposés que des journaux intimes et écrits très personnels, confessions sordides, horreurs envisagées, la lie de la pensée humaine, à la disposition de tous ceux qui sont intéressés.
L’enquête prend une tournure plus complexe quand notre héros se voit inviter par une nonne à cesser ses recherches, quand il s’aperçoit qu’on le suit, que son indicateur aux bandes magnétiques est assassiné…
Si le roman a tout du thriller, il cache une profondeur de propos beaucoup plus inquiétante encore. Je me méfie un peu des analyses a posteriori ; certains ont vu dans ce livre une dystopie, mêlée à une métaphore sur la situation alors dramatique de l’Italie, les « années de plomb » (1960-1980). Par contre ce qui est troublant c’est ce qui ressemble comme deux gouttes d’eau aux futurs Réseaux sociaux comme Tweeter, ces torrents d’horreur distribués par la Bibliothèque et leurs répercussions dans la vie des gens (Attardez-vous sur les pages 78-79, par curiosité si vous ne lisez pas ce livre…).
Psychose collective, impulsivité agressive, sont le terreau de ce roman dérangeant qui fiche un peu la trouille il faut le dire, d’autant qu’en fin d’ouvrage le drame est de retour en ville, peut-être sous une autre forme ? L’épilogue pessimiste pour notre héros, glace le sang. Pour Giorgio De Maria, dès 1977, il voyait que le monde était mal barré !