Cela fait plus de dix-mille ans que le royaume de Melniboné domine le monde. Sa capitale Imrryr est dénommée la cité qui rêve; il s'agit donc d'un empire ultra puissant dont la richesse et le pouvoir reposent sur l'utilisation de la magie, ou pour être plus exact, une sorcellerie mâtinée d'injustice sociale, voire même d'esclavagisme. Par exemple, les chanteurs à la cour, qui louent les louanges de l'Empereur, sont génétiquement modifiés pour ne produire qu'un seul son, tandis que les esclaves qui rament pour propulser les navires du royaume sont drogués, par des substances qui en décuplent la force et l'endurance, avant de les tuer. La situation politique s'est fait un peu tendue ces dernières décennies. En effet, ce que l'on appelle les "jeunes royaumes", c'est-à-dire les différentes nations humaines traditionnelles, ont fini par redresser la tête et tentent par moments des incursions, qui ont été jusqu'ici régulièrement repoussées. À la tête des Melnibonéens, nous trouvons un empereur qui doute. Elric est doté d'un physique très gracile, sa chair a la couleur d'un crâne parfaitement lavé, comme le récite souvent le texte de cet album. Sa faiblesse confine à l'atonie la plus totale et s'il n'est pas sous l'emprise de certaines potions magiques, qu'il absorbe régulièrement, il est bien incapable de mener ses armées au combat, voire même tout simplement d'affronter une vie quotidienne normale. Elric a conscience du monde dans lequel il évolue, de l'hypocrisie sur lequel son pouvoir est bâti; il faut dire que dès sa naissance, le destin lui a réservé de bien funestes événements. Sa mère est morte lors de l'accouchement et il a grandi solitaire au milieu des livres, sa passion, mais aussi de l'enseignement de la sorcellerie, une matière où il excelle. Alors que se profile la tragédie qui appellera ruine mort et destruction sur l'île aux dragon (citation de ce volume), Elric va devoir trouver sa place définitivement, entre révolution de palais (un cousin, le prince Yrkoon, qui voudrait bien l'éliminer et prendre sa place) et nécessité d'offrir au peuple ce qu'il attend, c'est-à-dire préserver la grandeur insouciante des Melnibonéens, malgré les lourds secrets dont elle s'accompagne.
S'agissant d'un récit heroic-fantasy, nous sommes bien sûr aux prises avec la sorcellerie, des dragons, un empereur qui se meurt d'amour pour la belle Cymoril, qui est aussi, par ailleurs, la sœur de son cousin si maléfique. Elric a conscience qu'il est le jouet de pouvoirs qui le dépassent et ce premier tome est l'éveil à quelque chose d'autre, la volonté de reprendre en main une existence qui semble marquée par le destin; où chaque geste, chaque acte nécessite beaucoup de courage pour s'émanciper de ce qui est attendu, et donc pour échapper à l'inévitable catastrophe. La miséricorde plutôt que la vengeance par exemple. Les dieux peuvent être cruels, mais avec beaucoup de force de caractère, on peut aussi s'affranchir pour quelques temps de leur emprise. Il s'agit de l'adaptation des œuvres de Michael Moorcock par Roy Thomas (à l'époque un des pontes de Marvel Comics, et déjà parfaitement rodé avec Conan le Barbare), et ce premier volume intitulé sobrement Elric de Melniboné est en fait une aventure publiée tardivement en 1972 par son auteur, mais qui est aussi chronologiquement la première. Autrement dit, il est assez simple de comprendre les enjeux et tous les personnages, sans avoir besoin de consulter ce qui a été fait auparavant. À ce sujet, soulignons qu'il existe plusieurs adaptations d'Elric et qu'elles ne sont pas forcément toutes aussi fidèles à ce que souhaitait Moorcock, quand il l'a couché sur le papier. Ce héros diaphane et fragile, qui n'est pas sans rappeler (aujourd'hui) le Sandman de Neil Gaiman en bien des moments, est à la fois pathétique, triste, complexe et courageux. Il évolue dans un univers qui ne ressemble à rien d'autre qu'à lui-même, féerique et cauchemardesque, peuplé d'êtres et de forme sinueuses et allongées, voir même maladives. P Craig Russell est dans son élément, cela se ressent à chaque page, et Roy Thomas peut se délecter avec l'effet miroir inversé de ce qu'a pu être le Cimmérien testostéroné, dont il a aussi présidé à la destinée. La mise en couleurs est fille de son époque, et si elle peut sembler par endroit un peu criarde pour les goûts si sensibles d'aujourd'hui, elle participe pourtant clairement au caractère envoûtant et si singulier de cette épopée mystique. On y croise de valeureux alliés sur qui s'appuyer, des dieux/demons rancuniers ou calculateurs, la fourberie incarnée et surtout le rêve éveillé. L'ensemble est disponible chez Delirium dans un album de grand format de presque 200 pages. Cerise sur le gâteau, la traduction riche et remarquable d'Alex Nikolavitch. Fidèle à son habitude, l'éditeur parvient à associer la qualité du contenu avec celle du contenant. Un bien bel ouvrage de plus à placer sur vos étagères, en attendant la suite de l'aventure, qui ne fait que commencer.
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