En deux mots
Deux ouvrages viennent rendre hommage à Michel Butel. Ses romans et nouvelles rassemblées en un volume ainsi qu’un fac-similé de l’un des journaux qu’il a lancés durant sa riche carrière, «L’azur». L’occasion de (re)découvrir un esprit libre et une plume aussi féconde que talentueuse.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Tout Michel Butel, ou presque
«L’Autre livre» rassemble les écrits de Michel Butel. En complément à ses écrits, un second ouvrage rassemble les fac-similés de sa revue «L’Azur». L’occasion de retrouver les multiples talents du Prix Médicis 1977.
Une fois n’est pas coutume, laissons le soin à Delphine Horvilleur de commencer cette chronique. Lors des obsèques de Michel Butel (1940-2018), elle a rendu hommage à son ami avec ces mots qui retracent parfaitement l’itinéraire de ce touche-à-tout de génie: «On pourrait commencer ce récit par la fin, par ce lieu où il reposera pour l’éternité tout près d’un homme qui a tant compté pour lui, son grand père Naoum, pilier de son enfance, héritier de cette histoire juive d’arrachement et d’exil, qui plonge ses racines dans le Yiddishkeit de l’Europe de l’est, de la Pologne, de l’Ukraine et de la Russie.
On pourrait raconter la vie de Michel depuis le début, à partir de 1940, d’un mois de septembre à Tarbes où naît un petit garçon caché et sauvé. Une histoire où des Justes vont jouer un rôle-clé, et le sauver, lui et son grand père. A travers eux, la question de la justice, du courage et de la droiture morale habitera toute son œuvre, ses écrits et ses engagements.
On pourrait raconter son histoire à partir, non pas d’un héritage, mais au contraire, de la rupture d’un système familial. Raconter son histoire à partir de la façon dont il s’est fait renvoyer de tant d’établissements scolaires, du collège et du lycée, de l’école alsacienne, comme un «Robin des Bois» de cours d’école qui aurait pu mal tourner, mais qui fut aussi sans doute sauvé par sa force de séduction… et par-dessus tout, sauvé par les mots, par l’écriture et par les journaux. Raconter l’histoire d’un garçon qui crée à douze ans son premier journal, et décide que l’écriture sera le cœur de sa vie, et prend un pseudo, Michel d’Elseneur, pour se débarrasser de son nom de naissance.
On pourrait raconter sa vie à partie de son œuvre, bien sûr. Des livres et des journaux qu’il a lus mais surtout écrit et créé, et dont les titres livrent un secret : L’Azur, L’Imprévu, L’Autre Journal, L’Autre Amour, L’Autre Livre. »
Mais on peut aussi désormais raconter sa vie en lisant cet autre livre qui rassemble ses romans, nouvelles, contes, essais ainsi qu’une courte biographie. Commençons par la fiction et ce premier roman L’Autre Amour, couronné par le Prix Médicis 1977 et qui a tout du thriller d’espionnage sur fond d’affaires louches, de luttes souterraines et de chantage. Van, qui est chargé de «régler les problèmes», n’a rien d’un enfant de chœur. Pas davantage que ses donneurs d’ordre. Ni même Mérien, figure de la lutte en 1968 aux côtés d’un certain Cohn-Bendit. Tous vont finir par douter de la justesse de leur engagement, tous cherchent la vérité sans jamais la trouver. Tous ont rendez-vous avec le drame. Un résumé qui fait oublier l’essentiel que le titre du livre révèle pourtant. La belle Enecke, c’est l’amour de Van, c’est aussi l’amour de Mérien. C’est aussi le rêve inaccessible. Un ange passe…
Le second roman, La Figurante, est tout aussi désespéré. Il raconte l’histoire d’Helle, une femme qui a rêvé de retrouver son père déporté à Auschwitz avant de tenter de se trouver une autre vie en s’enfuyant de chez elle à seize ans. Entre galères et clochardisation, elle va faire de vraies belles rencontres avec d’autres cabossés de la vie, une actrice, une psy très particulière et son homme, artiste-peintre. Mais celui qui va jouer le rôle déterminant est Haas, qui vient de sortir de prison. Ensemble, ils vont croire à la rédemption avant d’être rattrapés par leurs démons.
Puis vient L’Autre livre qui rassemble une tentative d’autobiographie – «Je ne voulais surtout pas être romancier, ni poète, ni essayiste, ni auteur de théâtre. Mais écrivain. Ce qui signifiait publier simultanément un roman, une pièce de théâtre, un recueil de poèmes, un essai, que sais-je encore» – des contes, des poèmes, des bouts d’essai qui éclairent aussi la richesse d’une œuvre, les fulgurances de son écriture.
Michel Butel, en ne cessant de parler à ses morts, a surtout été obsédé par cette idée de transmettre avec une plume inspirée.
Voilà venu pour moi le moment d’une confidence. Étudiant en journalisme à Strasbourg au début des années 1980, j’ai suivi avec passion le Michel Butel patron de presse et je me suis nourri de ses journaux que Béatrice Leca – qui fut associée notamment à L’Impossible en tant que directrice adjointe et rédactrice en chef – détaille avec gourmandise dans sa préface: «mensuels, hebdomadaires, en couleur, en noir et bleu, sur papier bible, agrafés, des journaux de trois cents ou de quatre pages. Le plus célèbre: L’Autre Journal (1984-1992). Le plus fou: l’azur (1994), Le plus insolent: Encore (1993), Le plus jeune: L’Imprévu (1975). Le plus risqué: L’Impossible (2012-2013.» Je rêvais alors moi aussi d’un journalisme de «plumes», de ce pouvoir des mots capables de mettre de la poésie en politique, de l’épopée dans un match de foot, du polar dans un fait divers.
Tout ce que l’on retrouve dans L’Azur que l’Atelier contemporain a eu la bonne idée de rassembler en un volume. 55 numéros de 4 pages et un spécial été que Michel Butel voyait lui-même comme un ensemble : «Dès que possible, dès que j’aurais trouvé les quelques pages de publicité qui le financeront, j’éditerai un album réunissant les 56 parutions.» La mort et les soucis financiers l’empêcheront de mener ce projet à terme. Ce beau livre est l’aboutissement de son projet, même au-delà de la mort. C’est aussi le plus bel hommage que l’on pouvait rendre à cet homme remarquable.
L’Autre livre
Michel Butel
Éditions de l’Atelier contemporain
Romans, nouvelles, contes, poèmes et autres écrits
664 p., 12 €
EAN 9782850350979
Paru le 21/10/2022
L’azur
fac-similé du journal fondé par Michel Butel
Éditions de l’Atelier contemporain
264 p., 28 €
EAN 97828503509-6
Paru le 21/10/2022
Ce qu’en dit l’éditeur
L’Autre livre
Préface de Béatrice Leca.
Au cœur de son œuvre éparse, aussi bien poétique et romanesque que théorique ou journalistique, si l’on se souvient des journaux qu’il a fondés dont les titres seuls déjouent déjà les attentes du champ médiatique comme L’autre journal, Encore, l’azur ou L’impossible, se trouve cependant une profonde nécessité. Michel Butel est avant tout un écrivain qui écrit depuis « la diagonale du désespoir », au sens où il puise dans son désespoir même les ressources pour lui échapper. Ainsi notait-il, dans le volume hétéroclite L’Autre livre paru en 1997 qui donne son nom à cette édition complète de ses écrits : « Peut-être que tout ce qui précède la mort est une affaire de lignes, d’angles, d’inclinaisons. Peut-être la vie n’est-elle qu’une géométrie variable, les sensations seulement des positions, les sentiments des directions. Et de ce lieu où nous nous attardions, de cette vie où nous fûmes si perplexes, il ne resterait que la diagonale du désespoir. » Autrement dit, écrire est une manière de « se maintenir en un état de gai désespoir », comme il le dit encore, en citant son amie Marguerite Duras.
La littérature, pour Michel Butel, est un consentement aux diagonales, aux flux transgressant perpétuellement les identités, aux innombrables « lignes de fuite » qui nous traversent, comme les nommait son compagnon de pensée Gilles Deleuze. Elle doit lutter contre l’appauvrissement de la vie, contre la mutilation de nos vies multiples ; elle doit nous rendre à la possibilité d’être toujours « autre », de vivre plusieurs vies : « Il faudrait dire à chacun et à tous : ayez plusieurs vies, toutes ces vies mises ensemble n’en feront jamais une, la vraie. Mais du moins, nous permettent-elles d’approcher la vie qui devrait être la nôtre, celle qu’on appelle vraie, d’ailleurs sans raison. » Cela revient, poursuit-il en héritier du mouvement incandescent de Mai 1968, à ne rejoindre rien qui ressemble à un parti ou à une organisation politique, mais à rejoindre plutôt « un vol d’oiseaux », « la nuée de ceux que nous aimons », où se situe « la possibilité de vie, d’action et d’espérance ».
Cette manière de se rendre insaisissable, les trois récits qu’il publia de son vivant, rassemblés ici selon ses vœux, en sont la quête. Ces récits tiennent à la fois du roman policier, du conte philosophique, du témoignage historique. L’Autre Amour , prix Médicis en 1977, raconte une double histoire d’amour en fuite : entre Enneke, actrice de théâtre au destin tumultueux, et Van, gauchiste désabusé recherché par la police ; plus tard entre la même Enneke et Guillaume, survivant du cauchemar nazi, tous deux pressentant avoir attendu « quelque chose comme cela depuis les années d’enfance ». La Figurante , parue en 1979, en est la suite : Helle, devenue figurante de cinéma après une enfance à fuir les persécuteurs nazis, croise sur son chemin Enneke, mais aussi l’analyste Annehilde, le peintre Simon, et enfin Haas, désespéré et révolté, selon qui « il nous faut mener à la fois la vie et la mort ». Quant au récit L’Enfant , paru en 2004, il se démarque de ces tentatives romanesques, par sa brièveté envoûtante, qui est celle d’une fable : dans une chambre d’hôpital, un homme recueille les paroles prophétiques d’un enfant gravement malade ; l’enfant n’a pas de nom, il est seulement « celui qui transmet un message mais il ignore lequel, il ne sait pas qui le lui a confié, il ne sait plus à qui le remettre ». L’écrivain lui-même est comme cet enfant, qui toujours « pense à autre chose ».
Un dernier récit, dont l’écriture fut dictée par la secousse des attentats du 11 septembre à New York, était resté à l’état de manuscrit ; L’Autre Histoire est publiée ici pour la première fois. Deux inconnus l’un pour l’autre, Matthias Manzon, écrivain, et Lena Zhayan, analyste, vivent une aventure brève et passionnée, alors que le monde entier et toutes les dimensions de l’existence sont ébranlés par l’effondrement des tours jumelles. Aimer, écrire, sont les seules réponses imparfaites qu’ils entrevoient à la catastrophe :
« Écris notre réponse à ce qui eut lieu, Matthias, à ce qui avait déjà eu lieu, à ce qui aura encore lieu.
Écris-la
dans notre langue,
qui n’est ni la langue de Dieu, ni celle du Diable, ni celle du Bien, ni celle du Mal
mais
celle de la beauté du monde,
oui, cher Matthias,
je te le demande
écris
dans notre langue
celle qui louange
la beauté du monde
où nous nous sommes connus. »
Écrivain? (…) Ce mot a son importance. Je ne voulais surtout pas être romancier, ni poète, ni essayiste, ni auteur de théâtre. Mais écrivain. Pour Michel Butel, disparu en 2018, être écrivain signifiait essentiellement ne pas faire de l’écriture une activité cloisonnée : écrire dans la même fièvre poèmes, contes, nouvelles, romans, essais ou fragments d’essais. L’Autre livre rassemble, pour la première fois, la pluralité des œuvres de l’écrivain protéiforme qu’il fut.
L’Azur
Préface de Jean-Christophe Bailly.
En ce temps de crise à quoi sert un journal ? Un journal, c’est une conversation. Une conversation banale : des hésitations, des reprises, des silences, des scories, des envolées, des rechutes, des images, des merveilles, des horreurs, des phrases, des noms, des erreurs, des principes, des idées, des interruptions. Si notre modernité est une série de crises perpétuelles morcelant nos solitudes désespérées, un journal doit être, selon Michel Butel, l’ébauche d’une communauté malgré tout. l’azur, mince feuille de quatre pages qui parut de juin 1994 à juillet 1995, dont il était l’unique rédacteur, sans argent, sans bureaux, sans salariés, en fut l’illustration.
L’Azur ce fut un hebdomadaire, 55 numéros de 4 pages avant ce Spécial été.
Dès que possible, dès que j’aurais trouvé les quelques pages de publicité qui le financeront, j’éditerai un album réunissant les 56 parutions.
L’Azur, ce fut aussi une minuscule théorie de 10 (très) petits livres, comportant chacun une ou deux nouvelles. Vous pouvez les commander (pour 50 francs les 10, port inclus).
L’Azur, la première année, pour dire les choses sans exagérer, ce ne fut pas facile.
Le 14 septembre interviendront de grands changements. (L’Azur n°56, 20 juillet 1995)
Les critiques / À propos de Michel Butel
Babelio
Lecteurs.com
Vacarme (Selim Nessib)
Pretexteed (Jean-Christophe Millois)
La Règle du jeu (Delphine Horvilleur)
Extrait de Notre Monde, de Thomas Lacoste. Michel Butel y parle de la presse écrite © Production http://www.notremonde-lefilm.com
Extraits
L’autre amour
« Quand accomplir un mouvement redevient possible, elle s’enfonce dans le dédale des couloirs à la recherche de Marennes ; tout entière enfermée dans la décision de partir. Partir. Une idée à la fois, cela permettra peut-être de se sauver. Elle ne trouve pas Marennes, ou elle ne le reconnaît pas. Si seulement elle parvenait à partir. Où ses pas ne la portent pas, elle va. Des gens grossiers affirment : je vous assure Guillaume a écrit L’autre livre. Demandez-le-lui. Des gens qui rient et qui ne sont pas tous mal intentionnés entourent celui dont le prénom prononcé distinctement et plusieurs fois est Guillaume. Elle s’avance, l’actrice, elle veut le délivrer de ce poids qu’on lui inflige, elle entreprend donc la phrase nécessaire, celle qui confondra les imbéciles, elle ne peut que murmurer, ne dites pas cela, ne dites pas cela ; tous s’écartent. Plus tard elle comprend qu’elle est encore vivante, elle laisse voler son regard, le grand oiseau de l’amour passe de branche en branche.
Guillaume est près d’elle dans la disposition entièrement d’elle.
Ils sont allés dans une chambre très petite, sous les toits, une mansarde encombrée – le vestiaire des invités qu’ils déménagent en silence. Ils s’enferment. Elle le déshabille autant qu’il la dévêt. Allongés, ils se placent sur le flanc, ils se regardent. De la vie, ils attendaient quelque chose comme cela depuis les années de l’enfance. Prononcer un mot, un nom, ils n’y songent même pas. Le grand oiseau de l’amour vole jusqu’à l’aube.
Elle rentre avec Marennes à six heures du matin.
Il ne sait pas mon nom pense-t-elle quand elle va dans le sommeil. »
La figurante
« Elle la revoit deux jours plus tard, à l’enterrement de Marennes. Marennes le vieil écrivain est mort chez lui, d’un cancer à évolution foudroyante. Il n’en avait parlé à personne. Il y a beaucoup de monde au cimetière, Helle s’attarde. Elle aperçoit soudain Haas, presque caché derrière un arbre.
Ils reviennent à pied ensemble. Haas aimait Marennes qu’il avait connu au théâtre.
Les rangs s’éclaircissent trop.
Affolement de l’un et de l’autre. Helle l’à demi enterrée vivante. Haas l’incendié, le survivant.
Rien ne ressemble au bonheur nouveau plus que le tremblement recommencé de l’ancien malheur.
Helle rêve : elle se rend chez Annehilde. L’analyste a déménagé. Il y a un gros homme moustachu à sa place. Partout des meubles renversés, des traces de lutte. Elle s’enfuit. Dans l’escalier elle croise une enfant qui lui crie une horreur. Elle se retourne pour la gifler, c’est Annehilde qui reçoit la gifle – mais d’où vient-elle ? Quand elle ouvre les yeux, Haas penché au-dessus de son désespoir l’embrasse.
Au fond, dit-il plus tard, il nous faut mener à la fois la vie et la mort.
Ils quittent Paris. »
L’enfant
« Le grand autrefois. Voici qu’il regardait au-dedans. « J’aperçois des espèces inconnues ! » Elles n’étaient pas inconnues. Il exagérait. Mais peu visibles. Le limon des siècles a presque tout recouvert.
Certains jours d’exaltation particulière, il soutenait que si nous le désirions vraiment, si nous le désirions avec une force prodigieuse ce grand autrefois nous pourrions le ranimer, nous habiterions à nouveau là-bas. Monde d’une langue commune, naissant à l’identique dans tous les corps et traversant à l’identique toutes les gorges et jaillissant à l’identique de toutes les bouches et prononcée à l’identique par toutes les dents par toutes les lèvres, nommant à l’identique par tant de mots aujourd’hui disparus chacune de nos misères chacun de nos miracles chaque personne et chaque objet. Autrefois les vagabonds, les contrefaits, les idiots, les Juifs marmonnaient une même langue.
Je ne comprenais pas mais j’acquiesçais.
Nous étions en juin, il ne se rasait plus, il délirait peut-être. »
L’Autre livre
« Vers douze ans, j’avais pris la décision d’écrire des livres et de fonder un journal.
Quelques mois plus tard, je décidai de devenir en outre chef de l’État. Ce n’est qu’à l’âge de quinze ans, après avoir vu Le Troisième homme, que je complétai cet ensemble de résolutions: je serai aussi cinéaste.
Le journal, cela ne posa pas trop de problèmes. J’en créai un aussitôt — hebdomadaire (éphémère) au printemps 53. Puis il y eut un trou de vingt ans. Ce fut alors un quotidien (éphémère). Nouveau trou de dix ans. Décembre 84: L’Autre Journal.
Le cinéma? J’y renonçai (provisoirement) en 59.
Écrivain? Justement, ce mot a son importance. Je ne voulais surtout pas être romancier, ni poète, ni essayiste, ni auteur de théâtre. Mais écrivain. Ce qui signifiait publier simultanément un roman, une pièce de théâtre, un recueil de poèmes, un essai, que sais-je encore. Sinon, je serais à tout jamais le romancier (si le premier livre était un roman) qui écrit aussi des poèmes (quand ceux-ci paraîtraient).
À l’époque, je haïssais mon nom de famille. Je m’étais donc choisi un pseudonyme. Pas n’importe lequel: Michel d’Elseneur. Tout simplement. Et j’avais fait les démarches nécessaires pour que cela devienne mon vrai nom.
J’allais visiter Jérôme Lindon (il avait publié Samuel Beckett), là-bas, parfois, je rencontrais Alain Robbe-Grillet, j’essayais d’obtenir une avance en échange de la publication de l’ensemble de mon œuvre (non écrite encore). Lindon me recevait, il était même attentif. Mais prudent.
Sur ces entrefaites j’eus dix-neuf ans et je renonçais à publier de mon vivant. » p. 346
Contes
« Le secret de cette conversation ininterrompue avec ceux et celles qui sont morts et que nous avons aimés à en mourir (mais c’est eux qui sont morts), c’est qu’elle nous protège de mourir à notre tour, à leur façon ils veillent sur nous les morts, ils nous maintiennent en vie avec ce commerce secret, parce qu’ils savent qu’ainsi notre vie est à l’abri, à l’écart, entre parenthèses, à côté de ce dialogue infini, et ils savent qu’ainsi, pensant à eux et parlant avec eux, nous ne vivons pas la vraie vie, la vie infernale, celle qui nous tuerait aussitôt, par sa laideur, sa violence, son horreur, ils savent qu’elle est là cette vie, qu’ils ne peuvent pas nous l’épargner mais au moins la tiennent-ils en lisière, en lisière des paroles que nous échangeons les morts et nous, qui nous aimons à en mourir, mais nous ne sommes pas morts et tant que nous parlerons avec eux, nous ne mourrons pas. » p. 398
L’Azur
« Tu marches le soir dans une rue déserte. Tu rentres chez toi. Chez toi c’est nulle part. Par la fenêtre d’une chambre éclairée, tu entends une sonate de Schubert.
Tu marches sous les pins de l’été. Un amour perdu à côté de toi. À côté de toi, il n’y a personne. Tu entends l’océan, une algue te vient au coeur.
Tu marches, le jour se lève, la ville te dit non, cent fois non. Pourquoi insister ? Un oiseau chante soudain, tu peux pleurer.
Le bonheur, vois-tu, on ne sait pas ce que c’est. » (14 juillet 1994)
« Je crois qu’il faudrait sortir un beau jour de nos gonds. Mais pas n’importe comment.
Quitte à jouer les idiots, aller au bout de l’idiotie.
Faire l’éloge du simple.
Nous réunir en une communauté (bleue), désireuse de choses simples, une autre école, une autre ville, une autre vie.
L’autre vie ?
S’il y en a que ça amuse, ce genre de facéties… rendez-vous à l’automne. » (4 août 1994)
« Je crois que je vais louer un bureau, un petit local qui donnera sur une rue calme. Peut-être ne serais-je pas disponible, d’ailleurs pourquoi le serais-je ? Mais, les soirs de mauvais temps, ce sera comme une petite place d’une Italie absente, ouverte au passant, ouverte à la méditation, ces soirs-là surtout, lorsqu’on apprend que Guy Debord s’est tué.
Je voudrais ajouter quelque chose qui vous paraîtra insolite, mais que voulez-vous ? Ces maisons, ces ateliers, ces jardins, ces cours, ces places qui n’existent pas, nous devrions nous y retrouver à la sortie d’un film (Petits arrangements avec les morts), après la lecture d’un livre (Récits d’Ellis Island), chaque fois que l’aile de la vraie vie nous a effleuré le visage.
Il en serait de même les jours de manifestation politique.
Je tiens à vous dire cela : si nous nous donnions spontanément, librement rendez-vous tantôt parce que quelqu’un est mort, tantôt parce qu’un livre a paru, tantôt parce que quelque chose a eu lieu qui nous jette dans la rue,
la politique serait enfin à sa vraie place, le lieu d’une souffrance commune, d’une douleur commune, d’une révolte commune, comme à la mort de quelqu’un, comme à la sortie de tel ou tel film, de tel ou tel concert.
La politique ne chercherait plus à prendre la place de la vie, de l’ensemble de la vie, elle n’en serait que plus vivante. Non, même pas plus vivante. Mais pour la première fois vivante.
Vivante comme chaque blessure particulière, comme chaque séparation singulière. Et invisible comme les autres souffrances. Car la souffrance est invisible.
Je ne dis pas qu’il ne faut pas manifester. Mais manifester, c’est-à-dire rendre manifeste ce qui ne l’était pas, n’est-ce pas produire les signes de l’invisible ? Et cet invisible, nous ne supporterions pas de l’amener au jour n’importe comment, dans n’importe quel état, ivre, obscène, furieux, bavard. Il suffit donc de se tenir ensemble, ensemble et séparés, pour que soit tout à fait évidente notre si terrible insatisfaction, notre détresse, notre colère même. Le silence sera toujours plus manifeste que la parole.
Et puis ce que nous cherchons à faire accéder au réel, c’est aussi cette séparation et cette communauté qui la nie et qui la fonde. Cette solitude où la communauté prend sa source. Nous voulons manifester cela, qui est au fond de chacun de nous, solitude irrémédiable et irrépressible appartenance à la communauté. Le silence, les larmes, l’absence de mouvement sont sans doute le plus naturel dans l’état où nous voici.
Il faut veiller à l’exactitude de la manifestation, en proportion du secret qu’elle cherche à dévoiler. Sinon ce secret sera dévoyé. Et la manifestation, une imposture.
Et je demande : qui d’entre nous est assez sûr de ses cris ? de ses forces ?
Ne convient-il pas d’abord de se ressaisir ? De reprendre son souffle ? De veiller ? De retrouver une chose perdue ? Cela se fait seul, au milieu de plusieurs.
Et puis crier, c’est faire parler l’animal. Crier vraiment c’est convoquer l’animal en nous disparu. Qui d’entre nous se souvient qu’il est animal ?
Voici pourquoi il faut manifester. Mais d’une telle façon que l’on en vienne à prononcer un jour une vraie parole.
Il n’en existe pas de présage. » (8 décembre 1994)
À propos de l’auteur
Michel Butel © Photo Michel Lucas
Michel Butel est né à Tarbes en 1940, et mort à Paris en 2018. Il fut écrivain ; aussi bien romancier, poète, critique, que fondateur de nombreux journaux singuliers dans l’univers médiatique : L’autre journal, Encore, L’azur ou L’impossible. De son vivant sont parus quatre livres: deux romans, L’autre amour (Mercure de France, 1977, prix Médicis) et La figurante (Mercure de France, 1979), un recueil hétéroclite, L’autre livre (Le passant, 1997), et une brève fable, L’enfant (Melville, 2004). (Source: Éditions L’Atelier Contemporain)
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