Le narrateur, jamais nommé, est un écrivain dans la fleur de l’âge pas mal usé par les excès de nourriture et d’alcools, atteint de goutte. Ici, je me permets de glisser cet extrait d’un entretien donné par Jim Harrison au magazine Lire en octobre 2015 : « Si on pouvait arrêter de dire que je suis tous mes personnages dès qu’ils picolent, mangent et pensent au cul, ça m’arrangerait… », pour couper court à toute surinterprétation… Fin de la parenthèse. Notre narrateur, donc, en panne sèche à la recherche d’un sujet pour un nouveau livre, va se lancer dans la biographie d’un chef d'équipe américain, Robert Corvus Strang. Un homme singulier au parcours exceptionnel.
L’homme vit retiré dans un chalet du Nord Michigan, près du Lac Supérieur. Il a voué sa vie à la construction de barrages à travers le monde entier mais aujourd’hui, souffrant d’épilepsie bénigne et les jambes en loques, se déplaçant avec un déambulateur, il tente de se reconstruire pour repartir vers de nouvelles aventures. Il partage son home avec Eulia, une très jeune Sud-américaine bien roulée dont on ne sait pas (au début du récit) si c’est sa femme ou sa fille… Strang accepte de raconter sa vie à notre écrivain, lequel s’installe à proximité et enregistre jour après jour ses propos.
Enfance de Strang avec son frère aîné Karl, chasse et cueillettes dans les bois, premier amour, expérience de missionnaire en Afrique et voyages à l’étranger pour ses barrages etc. Le récit est vivant, personnages et situations cocasses parfois, l’homme a roulé sa bosse autant qu’il l’a cabossée et de le voir aujourd’hui réduit à l’état de larve rend l’histoire dramatique. Pourtant, il a l’envie de vivre chevillée au corps et il s’escrime chaque jour à ramper dans la forêt et le marais pour remuscler ses jambes, un effort surhumain de volonté, quoi qu’il en coûte.
Au fil des confidences recueillies par l’écrivain, celui-ci d’abord lointain va s’impliquer d’avantage, ressentant comme un vague écho avec sa propre vie.
Harrison est Harrison, on retrouve dans ce beau roman ce qui nous rend l’écrivain si sympathique, les basiques de la vie qu’il sait rendre ludiques et naturels : la nature omniprésente, ici l’eau est en majesté ; la chaire source de plaisirs, que ce soit celle qui remplit les assiettes ou bien celle qui laisse le corps épuisé dans les draps.
La fin du livre est très belle, ouverte à toutes les interprétations, drame assumé ou résurrection ?