Puisqu'à nouveau les tensions entre les Etats-Unis et la Russie rythment notre quotidien, quoi de plus pertinent que de replonger dans la bonne vieille époque de la guerre froide, ou pour être plus précis, la course à l'espace? Dans les années 1950, les animaux servent déjà de cobayes, y compris pour ce qui est des mystères de la conquête spatiale. Là où il serait trop dangereux et encore incertain d'envoyer des hommes, une chienne ou des primates peuvent parfaitement faire l'affaire. Petit retour en arrière et récapitulatif pour ceux qui n'aiment pas l'histoire : En 1957, l'Union soviétique a lancé la fusée Spoutnik 2. À l'intérieur se trouvait Laika, la célèbre chienne, qui est devenue ainsi le premier être terrestre vivant à orbiter autour de la Terre. Malheureusement, le voyage de Laika n'est pas des plus transparents ni des plus déontologiques, comme le prouve le traitement cavalier qu'elle a reçu pendant le processus de préparation et, surtout, sa mort rapide après le lancement de Spoutnik 2. En 1959, ce sont cette fois les États-Unis qui lancent leur dernière fusée en date dans l'espace. À l'intérieur se trouvent deux singes nommés Able et Baker. Une fois encore, les animaux maltraités sont également morts dès qu'ils ont atteint l'espace. Ou tout du moins, c'est ce qu'on nous a raconté jusqu'ici. Car il y a ceux qui remettent en question la version officielle de l'histoire. En pleine guerre froide, alors que la course à l'espace entre les États-Unis et l'URSS devient de plus en plus cruciale, cela peut sembler assez étrange et inattendu que les deux principales puissances mondiales décident d'arrêter complètement leurs programmes spatiaux, du jour au lendemain. Beaucoup de temps et d'argent avaient été investis; il n'y avait aucune raison impérieuse de fermer les robinets. Et si quelque chose de grave, de déconcertant, qu'il vaudrait mieux cacher à l'opinion publique, avait fortement influencé cette décision? Amis complotistes, vous avez une heure pour répondre. Jeff Lemire emploie de son côté six épisodes pour donner sa version. Tout commence avec un flashback, et l'entrée en scène d'un certain professeur Donald Pembrook. Bardé de diplômes, le type est heureux d'être convoqué pour examiner les archives de la conquête spatiale. Il entrevoit alors un tournant dans sa carrière. Sauf que ce qu'on attend de lui, c'est juste de faire "le ménage" pour ne conserver que les outils éventuellement recyclables pour le gouvernement américain. La grosse désillusion.
Au milieu de tant de documents inutiles, Pembrook trouve quelque chose qui retient son attention : c'est une disquette. Un enregistrement des signes vitaux des singes qui ont été envoyés dans l'espace. Le gouvernement américain a signalé à l'époque que les deux animaux étaient morts peu de temps après le lancement. Clairement, Pembrook n'est pas d'accord avec ce qu'il découvre : selon ces relevés scientifiques, les singes étaient encore vivants lorsque le vaisseau est entré en orbite. Le chercheur décide de passer quelques appels pour rapporter ce qu'il a découvert, mais ces coups de fil, loin de résoudre quoi que ce soit, ne font que soulever encore plus de questions. Le lendemain, alors que Pembrook se trouve devant l'immeuble où il travaille, un homme à l'allure mystérieuse s'approche de lui et lui demande de monter dans une voiture… un enlèvement en bonne et due forme, qui va l'amener à rencontrer une ancienne collaboratrice russe du projet Laika, qui s'était alors occupée avec amour de la malheureuse chienne perdue dans l'espace. Tous les deux vont devenir des cibles, car même s'ils en savent peu, c'est déjà beaucoup trop pour les services secrets et leurs objectifs de discrétion absolue. Pendant ce temps-là, le lecteur ébahi se rend compte que nos trois animaux sont bel et bien vivants, qu'ils ont acquis une forme de conscience inédite, qui leur permet de communiquer, et qu'ils cherchent le moyen de… rentrer sur Terre! Avec des influences assumées (au niveau de l'esthétique) comme 2001 : l'Odyssée de l'espace, Lemire et Sorrentino nous conduisent par la main à travers une œuvre de grande et de petite envergure à la fois. Il y a de grands concepts, des idées qui pourraient bien passer au dessus de la tête de pas mal de lecteurs, qui jouent avec notre compréhension de l'espace et du temps. Mais rien ne se superpose jamais à ce qui fait vraiment évoluer l'intrigue : son noyau émotionnel. Quelque chose d'aussi simple que les liens forts qui peuvent unir un chien et son maître. L'universel au service de l'intime. Des existences insignifiantes au service d'un album qui aborde l'immensité infinie de la réalité. Andrea Sorrentino nous séduit une fois de plus avec un travail exceptionnel. Des compositions de pages originales, une narration dynamique et un style très personnel; une fois de plus on remarque à quel point Lemire et lui se complètent à merveille. La capacité de l'italien à mélanger espionnage et science-fiction, dans une synthèse visuelle cohérente, est admirable et la lisibilité est toujours notable, même quand l'artiste tend à l'abstraction. Mentionnons également la couleur du sensationnel Dave Stewart, qui permet à Sorrentino d'atteindre son potentiel maximum. Urban Comics nous fait le plaisir de publier Primordial dans un format oversized qui fait que nous profitons au mieux de cette beauté, qui à défaut d'apporter toutes les réponses, nous plonge dans les limbes délicieuses du mystère conceptuel de la réalité, et probablement, de la création artistique.