Si les super-héros peuvent aussi être des modèles pour le lecteur, Garth Ennis est pour sa part un maître dans l'art de prendre le contre-pieds des attentes et de créer des personnages ultra trash et attachants. The Pro, qui signifie "professionnelle" est une travailleuse du sexe. Une façon pudique de dire qu'elle fait le trottoir, avec plus ou moins de chance, puisque régulièrement ses clients la tabassent ou la volent pour ne pas avoir à payer. Outre cet aspect glauque de son "travail", elle doit aussi faire face à des retards dans le loyer (pour un appartement miteux) et sa condition de mère célibataire en détresse. Jusqu'au jour où un extra-terrestre qui enquête sur la noblesse de notre race décide de lui conférer de formidables pouvoirs (histoire de se moquer gentiment des personnages Marvel, c'est une espèce de copie carbone malsaine du Watcher, le Gardien de chez la Maison des Idées), avant d'alerter la Ligue d'Honneur, un groupe de héros qui caricaturent la célèbre Justice League de Dc. Une formation désopilante composée de frustrés, de maniaques sexuels, de pervers et d'exhibitionnistes, conduite par Le Saint, un version alternative de Superman, qui refuse d'assumer ses envies et ses pulsions. Ce qui est compréhensible, quand on assiste un peu plus loin dans le récit à une de ses éjaculations ultra puissantes, qui fuse vers le ciel et provoque une catastrophe aérienne! Quand un gang de criminels aux noms de code improbables inspirés par … la grammaire attaquent les Nations-Unies, la Ligue se rend compte que les méthodes de la nouvelle recrue sont plutôt expéditives et à l'encontre de ce que les apparences et le bon ton exigent : vulgarité assumée, violence non retenue, tenues vestimentaires ébouriffantes et comportement que la morale réprouve (elle urine sur les vaincus devant le conseil de l'Onu)… Le Saint se sent outragé, mais accepte de donner une autre chance à la professionnelle, qui va lui faire découvrir les joies du sexe et de la culpabilité. Ce qui donnera l'occasion à la Wonder Woman made in Ennis, une certaine Lady, de jouer les donneuses de morale, sans en avoir l'étoffe.
The Pro, c'est irrévérencieux au point extrême, et en plus, c'est bien construit, fort drôle, et simple à lire. Une récréation addictive, qui met à mal le mythe de ces héros sans peur et sans désir, dont les corps rutilants exultent sous le spandex et le cuir sans jamais se dénuder et se rencontrer. Avec Ennis, le sexe compulsif et ses méandres guident les actes et les choix de ces héros mis en image par Amanda Conner. Un style relâché, immédiat, qui ne cherche pas à donner dans le réalisme, mais dans le pastiche gore et assumé. Jimmy Palmiotti à l'encrage est lui aussi de la partie, pour un comic-book haut en couleurs, dans tous les sens du terme, qui ne connait pas l'existence du temps mort ou de la retenue. Indiscutablement une des créations les plus folles de Garth Ennis, qui ne se contente pas non plus d'empiler les scènes provocatrices, mais tentent aussi de glisser par endroits une pensée plus approfondie, comme par exemple l'incapacité des héros à résoudre les vrais problèmes du monde, comme s'ils préféraient parader et faire perdurer leurs petits jeux de pouvoirs, plutôt que de vraiment se rendre utiles à une société, une communauté, où l'homme (et ici la femme) en difficulté ne peut plus compter que sur lui/elle même. On sait que Garth Ennis, de base, n'est pas un grand amateur de super-héros, et cette version parodique est encore un moyen de prendre du recul et de démythifier des êtres forts comme des dieux, mais fragiles comme n'importe lequel d'entre nous. En germe donc, on trouve dans cette histoire le côté désabusé et même prévenu, à l'encontre de super-héros un peu moins reluisants dans l'intimité qu'en public. Au moins, "La Pro" a beaucoup moins à cacher, et aucun récit moralisateur a défendre. Pour les retardataires qui ne connaissent pas encore cet album, une nouvelle édition vient de sortir chez Akileos. Une bonne idée d'investissement, y compris à offrir.