Si je vous dis la Mort, vous allez probablement me répondre le personnage iconique de Neil Gaiman dans l'univers du Sandman, ou bien tout simplement celle dont est amoureux Thanos et qui hante parfois les comics Marvel. Ici, il est question de tout autre chose. En fait, l'histoire se déroule en Inde, ce qui est important pour comprendre la philosophie du récit et de son auteur, Ram V. La naissance d'un petit garçon prénommé Darius, qui est censé un jour découvrir l'immortalité, provoque des conséquences inattendues dans l' aréopage des dieux locaux; la Mort, dont nous venons donc de parler, se retrouve licenciée du jour au lendemain et doit quitter le plan d'existence dans lequel elle évolue, pour se retrouver alors dans la peau d'une terrienne tout ce qu'il y a de plus banale. Un bain d'humilité sur Terre qui est aussi un moyen infaillible d'accumuler de l'expérience et différents points de vue sur ce qu'est vraiment l'existence et donc le trépas. C'est dans la peau de Laila Starr, une jeune femme qui vient de chuter (probablement un suicide) du haut d'une fenêtre qu'elle prend conscience de sa nouvelle destinée. Seulement voilà, animée par le désir de se venger et de se débarrasser du petit Darius, la Mort se rend vite compte que les choses ne sont pas si simples. Tout d'abord en raison de sa propre fragilité, ensuite parce que c'est une chose d'accomplir son devoir quand on est l'incarnation même de la fin de la vie, ça en est clairement une autre de prendre la vie de quelqu'un quand on est soi-même "périssable". Bref, Laila Starr est désormais aussi humaine que la mort pouvait être inhumaine, et d'un échec à l'autre, c'est-à-dire d'une mort puis d'une résurrection (grâce à Pranah, le pendant positif qui gère toutes les naissances) à l'autre, la Mort va apprendre beaucoup sur elle-même et sur les autres.
Toutes les morts de Laila Starr - titre qui devient éloquent dès la fin du premier chapitre - est un album tente de coincer la Mort dans un corps mortel, de donner des limites physiques à un concept hautement métaphysique (qui cependant nous concerne tous) en la plaçant dans la peau d'une jeune femme qui doit son perpétuel retour, après chaque décès, à Pranah , la Vie, son opposé. L'histoire se déroule sur plusieurs années (il s'écoule du temps entre chaque résurrection, et Darius en profite pour grandir) et dans cinq parties; elle est narrée de temps à autre par une voix différente, un point de vue inédit et osé, qui accompagne la protagoniste et ses lecteurs dans un nouveau chapitre de la "mission". Un corbeau, une cigarette, un temple chinois font alors connaissance avec Laila Starr, leurs esprits se connectent à la Mort est deviennent le liant entre elle et la prochaine étape qui la pousse vers Darius. La mort est-elle vraiment destinée à… mourir ? Et l'éternité, dans tout cela, existe t-elle vraiment, en dehors du concept des dieux? Ram V est décidément un auteur versatile, capable de toucher à tout, aussi bien l'horreur la plus pure (Carnage) que le comic book mainstream (Batman, avec Detective Comics), et ici, à la poésie et la réflexion sur l'existence et ses contradictions, sa complexité. Le scénariste indien utilise sa connaissance des traditions et de la religion pour donner de l'étoffe à sa pensée, et construire un parcours remarquable de cohérence et d'audace. Filipe Andrade, par la grâce de dessins très personnels, est capable de restituer toute la profondeur du texte et des dialogues de Ram V en employant un style particulier et raffiné, qui se caractérise par des figures éthérées, étirées et fascinantes, soulignées par une palette de couleurs douces qui représente le caractère sacré présent dans tous les aspects de le vie quotidienne de Mumbai et de l'Inde en général. Le résultat final est un petit bijou capable de susciter des sentiments profonds. Une œuvre à part qui envoûte au fur et à mesure qu'on la parcourt, et qui figure parmi les plus belles surprises du catalogue d'Urban ces dernières années, hors super-héros.