Paru ce 9 janvier aux éditions Most, le livre « Bella Ciao Istanbul » est un
roman réaliste et polémiste, entièrement rédigé à la première personne. Son
auteur, Pierre Fréha est un écrivain français originaire d’Alger. D’ailleurs,
l’artiste a également participé à la création d’un article publié dans le célèbre
journal « Le Monde » à l’occasion d’un hors-série au nom évocateur : « Où va la
Turquie ? » sorti en novembre 2021. Le titre « Ma vie dans un quartier
conservateur d’Istanbul » permet d’établir aussitôt le lien entre la vision
dépeinte par son narrateur et le parcours de vie derrière le projet achevé
« Bella Ciao Istanbul ». Avec pour arme la connaissance du terrain, Pierre Fréha
ne mâche pas ses mots, c’est le moins qu’on puisse dire. Grâce à un style
percutant, voire vulgaire, l’auteur ne compte pas faire dans la dentelle. Parce
qu’il souhaite exploiter son personnage principal excédé et défini par une
rancœur profonde, le texte est truffé d’injures. Cette stratégie d’écriture
permet de happer la cible, en donnant un côté très authentique au thème
traité. Est-ce vraiment une fiction, puisque le sujet géopolitique de la Turquie
est une réalité ? Tout d’abord, il est important de noter que le roman « Bella
Ciao Istanbul » ne se destine pas à tout le monde. En effet, compte tenu de son
bord politique très affirmé, réactionnaire et radical, ce type de découverte n’a
pas pour but de divertir un lectorat, qui souhaite passer un instant de détente,
à s’échapper de la cruauté de l’univers entre les pages d’une aventure féerique.
Dans ce roman épais riche en épisodes qui se suivent avec fluidité,
l’auteur présente le quotidien d’un expatrié français d’origine serbe, qui habite
à Fatih le quartier historique et même traditionnel. En outre, ce quartier central
est connu pour son conservatisme et ses nombreux monuments comme
Sultanahmet ou le Grand Bazar. A l’été 2020, le monde entier s’est étonné de
voir la fameuse Basilique Sainte-Sophie, héritage Byzantin, transformée en
mosquée, elle qui avait longuement servi de musée aux touristes. L’annonce du
président turc islamoconservateur Erdogan avait fait des vagues. Une décision
forte, qui appuie la domination du chef d’État. Cet épisode est également traité
dans ce roman, où le personnage principal semble souffrir d’une peur
constante. Paranoïa et haine viscérale de ce pays qui l’a tant fait fantasmer
quelques années auparavant, Danilo Brankovic est déçu. Cette trahison se
transforme en sentiment d’injustice : celui qui se définit comme éternel
étranger devant les administrations atteint un point culminant de « ras-le-bol ».
Dès les premières pages, le lecteur est soufflé par cette colère, cette soif de
liberté dans une nation où s’en prendre à d’éminentes représentations de l’État
est passible de prison. Après une altercation à l’aéroport avec une compagnie,
celui-ci s’insurge : il en vient à évoquer les épisodes les plus controversés de
l’Histoire de la Turquie et de l’Empire ottoman. Sur la table, il balance de vives
critiques sur l’irresponsabilité de la présidence à fermer les yeux sur le
traitement des Grecs, Arméniens, etc. La citation suivante fait mouche : « Seuls
les touristes défendent la Turquie. Ils se repaissent de ses monuments, de ses
simits, de ses mosquées, de ses bazars et de son Bosphore. Les autres
s’interrogent. »
Mais que vaut la parole d’un migrant, qui pourrait simplement retourner chez
lui, en Europe ?
L’intervention de policiers à son domicile bouscule tout. Plutôt que d’apaiser
cette haine et cette soif de vengeance qui s’accentue de jour en jour, Brankovic
cherche la personne qui l’a dénoncé aux autorités. En pleine pandémie
mondiale, le discours du narrateur ne manque pas de panache. Ouvertement
provocateur, celui-ci fait souvent preuve d’une mauvaise foi extrême,
développant une critique virulente à l’égard du gouvernement mais aussi
envers les Turcs, pointés du doigt comme des instruments de la dictature en
place. Au cours de ses nombreuses balades, le lecteur découvre la ville
d’Istanbul, avec notamment le quartier de Balat où Danilo déplore une
tentative perpétuelle d’effacer le passé, avec une image et des propos qui
choquent et interrogent : « Gommer le passé, le faire oublier. Tuer la mémoire
collective. »
Pris d’une frénésie constante, l’intégralité du texte se concentre autour de
cette soif de résistance, mêlée à un sentiment de crainte exacerbé. Ligne
téléphonique bloquée, rencontres avec des personnages, dont une est même
traitée de « collabo » … Ce livre ressemble à une histoire d’amour qui aurait
très mal tourné. En idéalisant ce pays, le narrateur en vient à maudire ce
concept. Une perception profondément ancrée aux mouvements anarchistes,
que l’État turc désire tant faire taire, au gré de manifestations sanglantes et
niées. Une plongée en eaux sombres qui appelle à une réflexion critique de la
critique elle-même : qu’est-ce qu’un peuple uni, sinon une multitude de
discours en dysharmonie ? Et cette généralité, cette attitude narcissique qui
transparaît en ce protagoniste furieux, n’est-ce pas l’ironie de constater que
l’on ressemble parfois à ce que l’on cherche précisément à combattre ? Une
lecture coup-de-poing, qui se destine avant tout aux personnes familières avec
le sujet traité.